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Actualités - OPINION

Dans l’antre d’un fonctionnaire

«Un grand embonpoint, un certain avachissement de la chair et de l’esprit, je ne sais quelle descente de la cervelle dans les fesses, ne messiéent pas à un fonctionnaire. » Jules Romain Nous, Libanais, vivons dans le plus surréaliste des univers. Nous avons beau nous dire que de l’État libanais il n’existe que des mots dans les journaux, force nous est d’admettre ses relents réels lorsque nous devons accomplir un acte qui demande des signatures «?officielles?». Voici les péripéties vécues par un ami et qu’il m’a demandé de communiquer. C’est certainement édifiant. En tout cas, Georges Courteline en aurait fait ses délices?: «?Nous devions donc faire signer des papiers au registre foncier. Tous les documents requis avaient été préparés. Ils avaient pris un long temps, celui d’obtenir les dossiers contre les rémunérations réglementées par la mafia bureaucratique. «?Nous arrivons devant une grande salle vide, aux murs de laquelle est affichée cette note en caractère gras?: «?Si un fonctionnaire se montre irrespectueux ou n’effectue pas convenablement sa tâche, adressez-vous au chef du centre?». Ils ont le sens de l’humour ou sont simplement cyniques, nous disons-nous. Un étroit couloir nous amène devant le bureau du responsable, détenteur du blanc-seing. C’est un bureau de 3?mètres sur 3?mètres dans lequel s’entassent une quinzaine de personnes. Elles attendent le «?rayess?» qui est absent. Plusieurs minutes passent et il apparaît?: il est bonhomme, souriant, détendu, l’air d’un pacha ventru qui reçoit dans son diwane ses sujets respectueux. On espère que les formalités vont s’accélérer. Mais il prend le temps de regarder autour de lui, de s’asseoir pesamment, d’enfiler des sortes de manchettes blanches satinées et de siroter son café. Tous attendent en silence son bon plaisir. Il prend un document et le feuillette. «?Qu’est-ce que c’est que ça???C’est incomplet?!?» Et le lance à son détenteur qui reste coi. Son téléphone fixe sonne. «?Ahlan, ahlan habiibi (prononcer avec un ton affectueux et une longue traînée sur le i central). Kifak, kiif halak?? Tammenny ‘annak. ‘Oul, ‘ommor, ana taht amrak.?» Prononcez ces mots sur un ton dégoulinant d’un sirop écœurant. Puis il fait faire une rotation de 180 degrés à sa chaise et, tournant le dos à tout le monde, entame une conversation confidentielle qui dure de longues minutes. Aucune protestation ne s’élève. Il fait enfin face à son public bienveillant, fait le tour des visages offerts, choisit un autre document, le regarde?: «?Ce document est mal rédigé, allez voir Sarkis qu’il vous dise comment l’écrire correctement?.» L’homme concerné proteste, le rayess prend une grosse voix?: «?Tout est faux, tout est à revoir?», et il rejette les papiers. «?Deux dames âgées, qui attendent depuis deux heures, lui tendent leur papier en expliquant leur cas. Le verdict tombe?: «?Celui qui est pressé, qu’il s’en aille. Ici, les formalités doivent prendre toute une journée.?» Toutes penaudes, elles essaient de l’amadouer mais, devant son irritation, elles se taisent. «?Un homme surgit près de lui, lui prend son crâne chauve dans ses bras et y dépose un tonitruant baiser. «?Ahla, ahla. Kif sohtak ya habiibi?? Kil shi tamem???» Ils tiennent un conciliabule confidentiel puis le rayess sort son portefeuille. Les gens sont étonnés?: ils sont habitués à voir l’inverse se produire. Mais le pacha en sort une carte verte et la tend à l’homme qui le remercie. Le rayess l’interpelle?: «?Attends, laisse-moi t’offrir un café.?» Mais l’homme refuse?: «?Non, non, j’ai garé en double file.?» Soupir de soulagement réprimé des présents. «?Un acolyte entre et dépose devant lui des documents à signer?: «? C’est pour Mme Viviane.?» Il prend son bic, mais s’arrête soudain?: «?Viviane en arabe s’écrit Fifiane, mais sur ce papier, il manque le i. Faites corriger par Sarkis.?» Sarkis, c’est son second. Il peut tout arranger parce qu’il est délégué à la réception des sommes tarifées pour huiler les rouages des formalités. «?Son portable sonne, alors qu’il y a partout des affiches prohibant l’usage du «?khalyaoui?» à l’intérieur de l’officine. «?Hamdellah ‘a salémé. Tamnini, tout va bien?? Katter kheir alla.?» Tout le monde est suspendu à ses lèvres, mais lui poursuit sa sobhié téléportable dans l’indifférence aux attentes. Il n’a absolument aucune considération pour les citoyens obséquieux et souriants qui attendent et attendront encore pendant des heures. «?J’abrège, parce que durant trois bonnes heures, le pacha a régné en despote avachi tant que personne n’ouvrait la bouche pour protester. Mais si un individu osait s’impatienter ou s’irriter, la formalité était rejetée. Une avocate qui connaît très bien l’administration m’assure que si le rayess est irrité par le comportement d’un quidam, il a le pouvoir de freiner toutes les démarches pendant autant d’années qu’il le désire. «?Le petit chef sort et appelle Mme «?Fifiane?». Quelques minutes plus tard, ils rentrent ensemble et les formalités ne posent plus aucun problème. En quelques secondes, les papiers sont signés, tamponnés et envoyés au classement. C’est que Mme «?Fifiane?» a su glisser dans son dossier un billet de 100?000?LL qui possède les vertus magiques qui amadouent le petit chef.?» Lecteur, lectrice, ne vous méprenez pas. Ce n’est pas un phénomène isolé qui est raconté. Cette scène admirablement rodée est le paradigme même de ce qu’on appelle l’État libanais. Vous remplacez le petit chef par un grand et c’est exactement la même procédure qui se reproduit à tous les niveaux. Et ne croyez pas du tout que cela puisse changer. Bien au contraire?! Voici ma contribution à la résolution de la crise actuelle. Je propose un changement structurel de l’État. Dorénavant, nous pourrons appeler le Liban?: la Fédération des sociétés commerciales réunies, SARL. Ce n’est pas une innovation puisqu’il y a quelques bonnes années déjà que l’expérience a commencé. Mais il faudrait la généraliser systématiquement à tous les mohafazats de telle sorte que tout soit organisé dans les règles de l’art mafieux. Au moins, ainsi, les choses seront bien claires. Je n’ai aucun doute que cette solution réconciliera tout le monde. David SAHYOUN
«Un grand embonpoint, un certain avachissement de la chair et de l’esprit,
je ne sais quelle descente de la cervelle dans les fesses, ne messiéent pas à un fonctionnaire. »

Jules Romain

Nous, Libanais, vivons dans le plus surréaliste des univers. Nous avons beau nous dire que de l’État libanais il n’existe que des mots dans les journaux, force nous est d’admettre...