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Actualités - OPINION

Et nos discussions alors ? Nayla RACHED

Les choses ont changé, un peu, beaucoup. On nous a imposé un « couvre-feu ». Absurde. Irréel. Illogique. On n’en est toujours pas sortis. On en discute tout le temps. C’est à cela que ressemblent nos soirées ces temps-ci. À quelle heure doit-on commander notre dernier verre, à quelle heure doit-on partir, à quelle heure doit-on arrêter d’essayer de faire la différence ? De penser le Liban ? De rêver le Liban ? Je pense que peu de personnes peuvent me comprendre, mais certaines, j’en suis sûre, sont comme moi, voient les choses comme moi. Aussi logique que peut sembler la décision (et je vous épargne les comparaisons avec Londres, Paris, Dubaï…, pour ne citer que ces capitales où on ferme à minuit), une autre réalité, plus acerbe celle-là, s’impose : on est au Liban, un pays tiers-mondiste, un pays archaïque, un pays renfermé, un pays instable, le pays du communautarisme, le pays de tous les risques. Je suis une habituée de Gemmayzé. J’y passe une grande partie de mon temps, la moitié de ma vie, comme je m’amuse à le dire des fois. Et non, je ne suis pas partisane des déhanchés orientaux, des trémoussements de notre jeunesse insouciante, voire inconsciente, des cigares de nos jeunes machos, de leurs voitures grinçantes et étincelantes, de leur argent à dépenser à vau-l’eau, surtout aux voituriers, de leur suffisance, et j’en passe. Au fait, j’exècre cette jeunesse-là, et c’est elle qui constitue la plus grande partie de la force active de mon pays ! Mais il y a une autre jeunesse aussi qui est lésée par cette décision : celle qui aime discuter autour d’un verre, de tout et de rien, surtout et beaucoup du Liban. Ce pays, notre pays qui a besoin de nous, rien que pour justifier de rester là, alors qu’on nous accuse de manquer d’ambition pour cela, pour avoir choisi de rester ici, dans ce pays qui offre si peu de choses concrètement, mais tellement d’autres choses en contrepartie. Et vous nous privez petit à petit de ce peu de choses qui nous restent pour avoir encore le courage de résister au Liban. La première pensée qui m’est venue à l’esprit quand le couperet du couvre-feu est tombé : « Il faut partir d’ici et laisser ce pays aux vieux... » Impulsif, oui je sais, vous nous poussez à la rébellion adolescente, alors qu’on croyait l’avoir dépassée. Vous nous poussez à ne penser qu’à ça, à essayer de comprendre ce qui a motivé cette décision. Est-ce vraiment la colère des habitants de Gemmayzé, qui d’ailleurs est légitime ? Y a-t-il d’autres raisons ? Et nous voilà plongés dans ces marasmes auxquels on tentait tellement d’échapper via nos verres et nos discussions autour de ces mêmes verres. Je ne veux pas être réduite à me joindre, ou plutôt, vu la société libanaise archaïque, à voir mes amis mâles se joindre à la file de voyous qui commence à sillonner, depuis la guerre de 2006, les quartiers de la capitale. C’est là qu’on repense à la mélancolie du temps des armes, même si on ne l’a pas vécu. C’est de là que pourrait émerger la nouvelle étincelle. Mais c’est autour de nos verres que peut émerger un nouveau Liban. Autour de nos discussions, autour de nos échanges culturels, autour de la communion du peuple, de ses jeunes qui vivent encore l’espérance, et non juste l’espoir, de faire changer les choses. Je pourrais, nous pourrions tous, vous en dire davantage, mais le temps manque… On rentre à 11h30… Y a-t-il un couvre-feu pour rêver le Liban ? Article paru le vendredi 18 avril 2008
Les choses ont changé, un peu, beaucoup. On nous a imposé un « couvre-feu ». Absurde. Irréel. Illogique. On n’en est toujours pas sortis. On en discute tout le temps. C’est à cela que ressemblent nos soirées ces temps-ci. À quelle heure doit-on commander notre dernier verre, à quelle heure doit-on partir, à quelle heure doit-on arrêter d’essayer de faire la différence...