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Actualités - OPINION

Retour sur le 13 avril Bahjat RIZK

Dimanche 13 avril 2008 dans le train Cologne-Paris. J’ai toujours besoin le 13 avril de me déplacer dans l’espace pour mesurer le temps écoulé. Trente-trois ans déjà et on est toujours au même point de départ : un pays désarticulé qui ne parvient pas à se définir, à s’immuniser, à se reconstruire. J’ai deux livres dans ma sacoche : L’Occident expliqué à tout le monde de Roger-Pol Droit (Seuil, avril 2008), Un candide en Terre sainte de Régis Debray (Gallimard, février 2008) et le dernier numéro des cahiers Sciences et Vie consacré à Carthage et aux Phéniciens (n° 104, avril-mai 2008). On y parle du Liban, de la Méditerranée. J’en suis tellement obsédé que, souvent, dans des conversations anodines, j’entends le mot « Libanais » qui se glisse, sans qu’il y ait de lien avec le discours que je n’écoute souvent pas. Juste le mot « Libanais » qui se détache tout seul, qui claque au vent, qui parvient recomposé comme si mon esprit avait besoin à chaque moment de la journée de le capter, de l’identifier pour se repérer, se souvenir et momentanément s’apaiser. Je profite du train pour travailler, pour développer une idée, la mettre en mouvement, la dérouler, l’étaler devant moi, c’est seulement dans le train que je parviens, à travers l’espace, à relier les idées les unes aux autres. Cette fois-ci, je m’étais promis de réfléchir sur la différence entre les conflits sociaux et les conflits culturels. Les événements de mai 68 dans le Quartier latin et les événements de novembre 2005 dans la banlieue parisienne, car la gestion des deux n’est pas la même. Quarante ans pour mai 68, quarante ans pour l’assassinat de Martin Luther King à Memphis. J’ai épluché tous les dossiers produits pour la commémoration des deux événements. Et pour le Liban je n’ai que cette date : dimanche 13 avril… Dimanche 13 avril. J’achète un café dans le train. « Happy hour », me dit la caissière. Je ne comprends pas. Je n’ai rien calculé. Dans quelques instants, mon enfance va basculer et Beyrouth se morceler. Je retrouve la même sensation que ce jour-là, à 13 ans, avec un intervalle de 33 ans qui du fait du train s’estompe, n’existe plus. Je ne me concentre jamais comme dans les trains car j’ai l’impression de traverser le paysage de mon esprit, de contempler à travers les vitres le miroir de ma propre vie. Au bureau, Zeina me réclame à chaque fois « l’article de train ». Sinon, le voyage est sans finalité, sans destination. Mon obsession d’aller dans les mêmes villes (Cologne, Bruxelles, Amsterdam, Londres) vise à me donner l’illusion que je vis dans toutes ces villes à la fois (il faut du temps pour intérioriser les villes), et se convaincre que Paris n’a qu’une sortie « la gare du Nord » et que Beyrouth n’est pas un arrondissement de Paris. Beyrouth elle-même est une ville multiple. Grâce à l’Internet et aux promotions ferroviaires et hôtelières, j’entretiens une agence de voyage personnelle dont je suis le PDG, le seul employé et l’unique client. Devant la carte postale de Cologne complètement dévastée après la Seconde Guerre mondiale en 1945 j’ai revu Beyrouth. Mais à Cologne aujourd’hui, la ville vit, toutes ses artères ont été reliées, ses ponts reconstruits alors que Beyrouth est toujours démembrée, inconsciente, entretenue dans un sommeil artificiel. Je sais que le 13 avril 1975 j’ai perdu, avec l’image de la ville, l’image de mon propre corps. Mais à quel moment avons-nous cessé de comprendre, de vivre à l’intérieur de nous-mêmes ? De toutes les dates concernant le Liban et qui me hantent (1920 création du Grand Liban, 1943 fin du Mandat français, 1975 début de la guerre du Liban, 1990 fin de la guerre civile, 2000 retrait israélien, 2005 retrait syrien), il n’y a que le 13 avril : toute l’année j’attends le 13 avril, toute l’année j’essaie d’oublier le 13 avril. Ce n’est pas une tragédie qui est née d’elle-même. On s’est juste accordé à dire que c’est le point de départ que plus rien après ne sera plus comme avant : un bus avec à son bord des éléments armés (ou qui semblaient l’être), traverse une zone où il y a des civils armés sur la défensive après un incident armé non élucidé le matin même. Tous les acteurs étaient déjà en place, tous armés, prêts à agir. J’essaie de fuir les images qui ressurgissent intactes devant moi, elles se substituent au paysage Cologne-Paris et au soleil couchant qui embrase le ciel. J’essaie de me raccrocher à mes théories, à un semblant de rationalité dans ces dossiers que j’ai parcourus, toutes ces théories et ces concepts que je voulais par jeu définir. J’essaie de ne pas laisser l’émotion me submerger. Il ne s’agit pas de revivre l’événement mais d’essayer de l’expliquer, de l’analyser, de le rationaliser, le solutionner. On est déjà à Bruxelles et pour la première fois mon discours ne se structure pas, il se décompose, s’égare, je suis dépossédé de moi-même. Je ne peux qu’assister impuissant à ces balles de toutes parts qui trouent le calendrier de la mémoire et y mettent le feu. Le Thalys Bar est fermé durant l’arrêt à Bruxelles. Nous sommes rentrés dans la nuit pour les 300 kilomètres qui restent, mais, pour moi, c’est toujours le 13 avril, c’est l’après-midi, c’est l’après-midi et les événements se précipitent de manière irréversible, les nouvelles tombent en cascade accompagnant la chute des corps et le démembrement de la ville. Une telle violence et toujours pas de résultat. Qu’avons-nous appris ? Avons-nous réglé nos problèmes ? Les communautés, le conflit israélo-arabe, la guerre civile, les conflits régionaux et la conjoncture internationale, le choc des cultures et des civilisations, la confrontation entre l’Orient et l’Occident. Je suis au cœur de l’Europe, mais dans ma tête je suis toujours à Beyrouth qui s’embrase, Beyrouth toujours livré aux passions humaines, aux anges et aux démons. Je suis toujours à Beyrouth le 13 avril 1975 et je pleure. Il n’y aura pas d’article de train pour ce voyage-là. Article paru le mardi 15 avril 2008
Dimanche 13 avril 2008 dans le train Cologne-Paris. J’ai toujours besoin le 13 avril de me déplacer dans l’espace pour mesurer le temps écoulé. Trente-trois ans déjà et on est toujours au même point de départ : un pays désarticulé qui ne parvient pas à se définir, à s’immuniser, à se reconstruire. J’ai deux livres dans ma sacoche : L’Occident expliqué à tout...