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Actualités - REPORTAGE

Beyrouth et les villes libanaises perdent petit à petit leur identité Halte à la destruction du patrimoine architectural libanais

Depuis quelque temps, nous assistons à un boom immobilier sans précédent. Malheureusement, le développement du secteur de l’immobilier se fait au détriment du patrimoine architectural libanais, dans l’indifférence la plus totale. Presque tout le monde semble trouver normal que des joyaux de l’architecture libanaise tombent sous les coups des bulldozers pour être remplacés par des tours informes, apparemment très à la mode. Tout le monde semble aussi trouver normal que Beyrouth perde son identité architecturale et devienne, à l’image de Dubaï, une ville neuve sans âme ni passé. « Un peuple sans passé est un peuple sans avenir », avertit Mme Yvonne Sursock Cochrane qui tire la sonnette d’alarme. Y aura-t-il cependant quelqu’un pour répondre à l’appel qu’elle lance à travers « L’Orient-Le Jour » et réagir afin que cesse la destruction massive de la mémoire beyrouthine et libanaise ? La question se pose, d’autant que les organismes officiels concernés par l’urbanisme brillent par leur absence. Le Liban se meurt à petit feu, empêtré dans ses contradictions et l’ignorance même de son histoire. La Syrie est devenue le bouc émissaire de tous nos malheurs. Cependant, « ce n’est pas tant le gouvernement Siniora, mais toute autorité souverainiste libanaise que la Syrie se refuse à reconnaître, et ce n’est pas la seule majorité actuelle qui est fictive, illusoire, artificielle aux yeux de Damas, mais bien cette entité libanaise cruellement découpée par le colonialisme dans le grand corps syrien (ou, si l’on préfère, le corps grandsyrien). Depuis trois quarts de siècle que cela dure, la question, toute la question, est là. Et il continuera d’en être ainsi, hélas, aussi longtemps que Damas restera en mesure de manipuler impunément, à son profit exclusif, toutes ces contradictions libanaises que nous n’avons jamais pu, ou su, transcender » (éditorial de Issa Goraïeb, L’Orient-Le Jour du mercredi 13 mars 2008). Ces quelques lignes décrivent bien la cause et l’origine de la terrible et triste situation dans laquelle nous nous trouvons : le démantèlement par les alliés de 1918 de l’Empire ottoman et la désastreuse réorganisation des territoires par les accords Sykes Picot au bénéfice des puissances coloniales. Le Liban passait donc du statut de région autonome de la province syrienne à celui de République démocratique sous contrôle français. Autant d’apprentis sorciers qui s’attaquèrent aux structures ancestrales du pays et les remplacèrent par des administrations incompétentes calquées sur le modèle français. La montagne, cœur de ce pays (d’ailleurs, le pays n’était désigné que par ce vocable qui sous-entendait le Liban), fut abandonnée au profit de la côte, et ceci provoqua le déracinement de toute une partie de la population. Or, un peuple déraciné perd contact avec l’histoire, avec l’âme même du pays de ses aïeux. Il est incapable de s’adapter à la modernité en l’intégrant au fond culturel et ancestral. Il en résulte une société déboussolée acharnée à copier l’étranger dans tous les domaines, même culinaire, ce qui sous-entend un sentiment d’infériorité navrant lui-même et camouflé par une surévaluation de la personne libanaise dans le discours et dans le comportement. Destructions généralisées Hélas, une population déracinée est incapable d’apprécier les œuvres léguées par le passé. Or, un peuple sans passé est un peuple sans avenir. Et nous assistons aujourd’hui à un effrayant scénario. Une population à l’image de sauterelles dévastatrices détruisant tout sur son passage : montagnes aux « jals » autrefois verdoyants, regorgeant de fruits et de légumes – aujourd’hui livrés à l’érosion – ; forêts dévastées splendides paysages lacérés par des centaines de carrières ; destruction de villes à l’architecture raffinée, villes aux colonnes fines comme des chandelles, villes de dentelle, ces villes libanaises uniques au Moyen-Orient ; mais aussi destruction de villages ravissants, car construits par les maçons mêmes qui furent chargés des bâtiments des villes. Une tradition de maîtres maçons qui étaient l’équivalent de grands architectes formés à l’art de construire par une rigoureuse tradition et qui, tout en respectant le style de l’époque, ne les privait pas des dons de créativité. Or, c’est précisément ce don qui semble avoir abandonné le Libanais qui, sauf exception, ne sait plus que copier. Dubaï semble aujourd’hui représenter pour lui un modèle avec lequel rivaliser. Mais Dubaï n’est pas une ville historique. Les villes historiques sont pour ainsi dire immuables. Cependant, les Libanais en sont ignorants. Ainsi, le Libanais qui voyage ne semble pas s’apercevoir que Paris, Rome, Vienne, Londres, entre autres cités historiques, et même Sanaa, au Yémen, ainsi que Washington ne se transforment pas. Que l’extension de ces villes se fait en marge et non point en superposition. L’on construit à côté et non point par-dessus. Dans les villes historiques, les terrains n’ont pas de valeur puisqu’il est interdit de détruire pour construire ; la spéculation se fait au niveau du bâtiment, de l’appartement dont les prix fluctuent selon le marché. Le prix du terrain ne se manifeste qu’en banlieue et dans les extensions des villes, autrement dit dans les villes nouvelles situées dans le prolongement des anciennes. Le Libanais ne voyage plus qu’avec des idées préconçues et fausses. Des municipalités dignes de ce nom La lamentable situation dans laquelle se trouve le Liban est d’autant plus triste que le pays fut un des joyaux de la Méditerranée. Dans ses écrits, Lamartine cite la colline de Mar Mitr comme étant le lieu où il entrevit le sens de l’Éden, du paradis. Que dirait-il s’il se trouvait aujourd’hui au même endroit ? Comment peut-on donc remédier à pareille catastrophe ? Probablement en ayant des municipalités dignes de ce nom, c’est-à-dire des organismes composés d’une structure pluridisciplinaire dans les villes de Beyrouth, de Tripoli et peut être même de Saïda. De quoi se composerait cet organisme ? D’une dizaine de services, chacun équipé d’un personnel qualifié et spécialisé. Ainsi, le service juridique serait composé de juristes spécialisés en problèmes urbains ; le service géographique en personnel compétent dans le domaine écologique et météorologique ; le service responsable du patrimoine devrait être formé d’architectes, d’urbanistes et d’archéologues spécialisés dans ce domaine. Il doit y avoir des équipes responsables des questions économiques, sociales et culturelles, toutes supervisées par le conseil municipal – les municipalités des villages posant un autre problème. L’erreur initiale fut le plan Écochard. Celui-ci aurait dû planifier le nord et le sud de Beyrouth, et ne pas toucher à la ville ancienne. Il aurait ainsi érigé deux nouvelles villes qui se seraient étendues au nord jusqu’à Jounieh et au sud jusqu’au Damour. Voici le dernier en date des délits commis par des citoyens sans culture et sans sensibilité. Une rue qui avait une unité et une élégance remarquable. Point de palais, mais des habitations dont les proportions et l’élégance des formes signalaient un peuple civilisé et raffiné. La rue Sélim Bustros, aujourd’hui éventrée dans l’indifférence générale. Pourquoi les étudiants ne se mobilisent-ils donc pas pour sauver leurs villes et leurs villages ? Des villes graduellement transformées en enfer Une civilisation balayée par l’appât d’un gain lui-même destructeur de la poule aux œufs d’or des villes graduellement transformées en enfer. Or, peut-on logiquement évaluer les terrains de l’enfer ? Quelle sera donc à l’avenir la valeur des terrains de l’enfer ? Rares sont ceux qui aujourd’hui au Liban réalisent la pente irréversible dans laquelle glisse le peuple tout entier, entraîné par la liberté sans entrave dont jouissent une poignée d’entrepreneurs apparemment sans culture, incapables d’ériger autre chose que de tristes tours anonymes, sans mérite architectural. Et dire qu’il y a encore des personnes aussi inconscientes et aveugles pour parler de tourisme. Alors que dans les revues touristiques, des colonnes entières sont consacrées à la Syrie, dont le patrimoine est de plus en plus protégé, le Liban est hélas absent des voyages culturels auxquels il aurait pu prétendre s’il n’avait pas détruit l’ensemble de ses richesses tant artistiques que naturelles : mer et côtes polluées, forêts dévastées, capital archéologique déjà détruit ou en voie de destruction. Baalbeck, notre seule pièce maîtresse, visitée à partir de Damas. Triste bilan à l’adresse d’un peuple dont les qualités d’hospitalité, de générosité étaient légendaires et qui avait développé, tant en montagne que sur la côte, un art de vivre fait de bon sens, de douceur et de convivialité, ainsi que d’appréciation de la nature (à Beyrouth même, les habitations les plus modestes avaient un petit espace où poussait une plante odorante). Il faudrait une réorientation des mentalités et une restructuration de notre système politique et municipal si l’on envisage vraiment un avenir civilisé au Liban. Nos municipalités doivent donc évoluer d’un état embryonnaire à celui d’une structure digne d’un État qui se dit civilisé. Notre ministère de l’Environnement doit sortir de sa léthargie, et notre service d’urbanisme devrait être étoffé de personnes compétentes et honnêtes travaillant en étroite coopération avec les municipalités. Yvonne Sursock Cochrane
Depuis quelque temps, nous assistons à un boom immobilier sans précédent. Malheureusement, le développement du secteur de l’immobilier se fait au détriment du patrimoine architectural libanais, dans l’indifférence la plus totale. Presque tout le monde semble trouver normal que des joyaux de l’architecture libanaise tombent sous les coups des bulldozers pour être remplacés...