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Actualités - interview

L’ancien compagnon de lutte de Che Guevara pose un regard iconoclaste sur les problèmes du Moyen-Orient Régis Debray en terre sainte : un livre pamphlet contre l’injustice, l’intolérance et l’exclusion

Paris – de Carole Dagher S’il est un livre qui tombe à point, au vu de l’actualité explosive au Moyen-Orient et de l’exacerbation des rivalités confessionnelles et ethniques, c’est bien le dernier opus de Régis Debray, « Un Candide en Terre sainte », paru aux éditions Gallimard. Un « travelogue » incisif, se situant au confluent des impressions de voyage et de l’enquête journalistique, à équidistance avec les différentes parties rencontrées en Palestine, en Jordanie, en Syrie, au Liban et en Israël. Le livre porte une double dédicace, à François Maspero, qui a soufflé à l’auteur l’idée du cheminement christique, et au président Chirac, qui lui avait confié une mission sur l’état des « coexistences ethno-religieuses » au Proche-Orient. Il est, en quelque sorte, « le rapport que je n’ai pas eu le temps de lui remettre avant la fin de son mandat », précise Debray. Écrivain, philosophe, président d’honneur de l’Institut européen en sciences des religions, cet ancien militant révolutionnaire signe là l’un de ses ouvrages les plus personnels peut-être, en tout cas un récit de voyage où l’auteur affirme avoir « simplement cherché à regarder et écouter comment les hommes vivent ce qu’ils croient et quels changements apporte le monde aux idées qui ont changé le monde ». Mais qui s’avère, en définitive, un livre engagé contre l’injustice, l’intolérance et l’exclusion qu’il a rencontrées dans son périple proche-oriental. Debray y bouscule toutes les idées reçues, avec d’autant plus de liberté de ton que les hommes ont trahi le message divin convoyé par les Écritures. L’ancien compagnon de lutte de Che Guevara pose un regard iconoclaste sur les lieux saints (« Ces monuments, écrit-il avec justesse, ne tiennent debout que par les récits dont nous les étayons »), et notamment Jérusalem. Sa plume ironique dénonce, par exemple, « l’industrialisation du symbolique » en Terre sainte, sans jamais pour autant verser dans le sarcasme. Elle se pare même, par endroits, d’une sagesse où affleure une prédilection notoire pour ses origines chrétiennes. Sous l’écorce du sceptique invétéré perce une tendresse pour « le Christ qui n’a pas voulu jeter la première pierre », lui « qui venait d’une Galilée riante et dépierrée ». Il faut saluer la liberté de ton régénérante, salutaire, de l’ouvrage, véritable courant d’air qui balaie le dépôt rance des préjugés religieux et sectaires. Debray se révèle dialecticien, relève les paradoxes, dénonce les injustices faites aux Palestiniens notamment et l’indifférence occidentale face à la lente disparition des chrétiens d’Orient. Sur les formules percutantes dont il a le secret, comme par exemple sur le Liban, il se défend : « Laissez-moi mes incohérences ou fulgurances. Je n’ai pas écrit un essai ou une thèse, mais les impressions d’un voyageur. Il faut leur laisser leur caractère fantasque, parfois contradictoire, en tout cas primesautier. » Il ajoute : « Je peux écrire sur Dieu, mais à la diable » et rit de cette saillie improvisée. Des phrases qui décoiffent, son livre en est truffé. Elles reflètent une pensée alerte, à rebours de tout conformisme intellectuel et politique. Comme dans cet entretien où il livre ses post-impressions à L’Orient-Le Jour, à la veille de l’ouverture du Salon du livre à Paris. Un Salon où il est très présent, à travers signature et débats. Contre le boycott du Salon du livre À la première question portant sur le boycott arabe du Salon du livre à Paris, Israël en étant l’invité d’honneur à l’occasion du 60e anniversaire de l’État hébreu, Régis Debray précise : « D’abord ce n’est pas une invitation officielle au sens gouvernemental, c’est une invitation du syndicat des éditeurs, donc de personnes privées à des personnes privées qui sont des écrivains. Sans doute à l’occasion d’un anniversaire national. Fâcheuse ambiguïté, je le reconnais. Je comprends le réflexe de boycottage, mais personnellement je ne le ferai pas mien, d’abord parce que des écrivains, de fiction en l’occurrence, ne peuvent pas être réputés comptables ou coupables de la politique de leur gouvernement – ce sont, pour la plupart, des opposants à cette politique. C’est comme si au moment de la guerre d’Algérie, il aurait fallu boycotter un Salon littéraire français où auraient participé Sartre, Camus, Claude Roy, Aragon, etc. Et puis, de façon plus générale, je suis hostile aux boycotts et partisan de l’affrontement, de la confrontation, c’est-à-dire, au fond, d’un dialogue intransigeant, mais d’un dialogue. Toute occasion de faire connaître ses vues face à d’autres, de leur demander de réagir quand elles sont critiques, me semble bonne à prendre. Cela dit, je regrette que des écrivains arabes israéliens n’aient pas été invités, dont certains d’ailleurs écrivent en hébreu, comme Anton Shammas. C’est une discrimination. Il y a eu un sectarisme dans les invitations, me semble-t-il, conscient ou inconscient, je ne le sais pas. On n’a invité que des écrivains juifs mais 1/5e et même ¼ de la population israélienne n’est pas juive. » Q- Dans votre livre, vous abordez la question de l’identité juive, en précisant qu’il y a une crise d’identité en Israël. La confusion religion-nation ne serait-elle pas le travers dans lequel aurait versé l’État israélien ? R- C’est sa ligne de pente. Est-ce qu’Israël est un État laïc, c’est une question assez compliquée. Le judaïsme est aussi une culture et il y a beaucoup d’agnostiques en Israël, c’est un mixte instable, disons une théodémocratie. La loi religieuse ne commande pas encore à la loi civile, puisqu’en dernière instance, c’est la Cour suprême qui décide, et elle ne décide pas toujours dans le sens de la loi religieuse. Mais il est vrai que derrière la judaïté, même quand elle est agnostique ou athée, il y a une religion. Et la religion est le squelette enfoui d’une culture, où que ce soit. Quand on gratte un peu la culture juive, on tombe sur l’Ancien Testament, sur l’histoire de l’élection, sur Moïse, Abraham. La Bible, certains comme Ben Gourion l’adoptaient comme l’épopée d’une nation, et d’autres y obéissent comme à une révélation divine. Cela dit, la remontée du messianisme religieux est là-bas fort inquiétante. Jérusalem, un lieu de séparations Q- Vous dites que les religions sont exclusives l’une de l’autre, ce qui rend tout dialogue interreligieux inutile, même s’il est nécessaire. R- Une culture se pose en s’opposant, ça vaut pour les individus comme pour les collectifs. J’ai écrit un livre intitulé Pour en finir avec les religions, non pas avec la chose mais avec le mot, car c’est un mot que je récuse. Il vient d’un latinisme tardif qui ne s’applique finalement qu’à la religion chrétienne. Le mot n’existe ni en grec, ni en hébreu, ni en sanscrit, ni en arabe. On parle là de la Voie, de la loi, de la tradition, de la communauté. J’emploie le mot “religion” par convention, parce que c’est le mot utilisé. Personnellement, je préfère “communion”. Je distingue religion et spiritualité. La religion, c’est le nous, “Notre Père, donnez-nous notre pain quotidien”, la spiritualité, c’est le “ je”. Donc, si par religion, on entend appartenance instituée doublée d’un système propre d’autorité, je constate que chaque système religieux est né en se séparant du système qui le précède (ça vaut pour le bouddhisme comme pour le christianisme). Le christianisme s’est séparé du judaïsme par un acte de rejet et de sécession, comme le judaïsme s’était séparé des cultes cananéens et comme l’islam s’est séparé violemment des deux autres religions du Livre. Donc c’est un constat : pour qu’une religion existe, elle doit renier son ancêtre ou son voisin immédiat. La religion a une vertu, c’est d’assurer la cohésion d’un groupe humain. Cette cohésion est impensable si elle n’implique pas une démarcation. Et poser les frontières, que ce soit géographique ou dogmatique, c’est inhérent à toute culture. Il est beaucoup question de frontières dans mon livre parce que la Terre sainte n’est pas la clé du paradis, mais le paradis de la clé. Le lieu des catastrophes, des discontinuités, des séparations. C’est la coexistence de trois religions dont chacune se définit par opposition aux deux autres. Dans cet espace, vous avez à la fois le maximum de cohésion et le maximum d’aversion les uns pour les autres. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles le “Aimez-vous les uns les autres” se traduit par “ Méfiez-vous les uns des autres”. Et parfois implicitement, en cas de malheur, un “Tuez-vous les uns les autres”. Q- Jérusalem apparaît comme une ville cloisonnée, une ville de murs, de clés, et même entre les différentes dénominations chrétiennes. Vous réussissez à communiquer une sensation d’étouffement, d’enfermement. C’est la ville de toutes les déceptions. R- C’est un labyrinthe où chaque dénomination religieuse s’est taillé son chemin, son réseau, sans trop prêter attention aux voisins. Comme ils sont juxtaposés, ils sont bien forcés de se côtoyer, mais ils s’ignorent, et c’est ce qu’il y a de plus troublant. Et ça vaut d’ailleurs pour les pèlerinages. Les orthodoxes vont chez les orthodoxes, les juifs de la diaspora chez les juifs de l’intérieur, les latins, les Arméniens, etc. D’ailleurs la vieille Jérusalem est divisée en quatre quartiers. À l’intérieur même du monde chrétien, tout n’est pas pour le mieux entre orthodoxes, latins, syriaques, abyssins… À Gaza, la société se clochardise Q- Vous défendez deux causes majeures dans votre livre, celle des Palestiniens et celle des chrétiens d’Orient. Vous dénoncez avec force l’injustice faite aux Palestiniens, et vous décrivez avec des mots puissants la situation dramatique à Gaza, où « la société se clochardise, pourrit sur pied, faute de travail, d’espérance et de ventilation ». Vous révélez aussi que 40 % des enfants palestiniens de la Cisjordanie, interrogés dans une enquête de psychologues, voudraient devenir des human bombs quand ils seront grands. Vous dénoncez aussi « le grignotage des colonies israéliennes, la dilatation des frontières jamais clairement définies, le nettoyage ethnique à bas bruit en Judée-Samarie », vous décrivez les bulldozers israéliens et leur « marche vers l’Est » au détriment du peuple palestinien, et les routes qui ouvrent la voie « aux chars, aux convois de troupes et de marchandises ». Comment votre livre a-t-il été reçu par vos amis israéliens et même en France ? Vous critiquez beaucoup l’Europe aussi, pour ses démissions, et sa mauvaise conscience. R- Évidemment, le monde juif, même en France, est très divisé, très contradictoire, mais j’ai plutôt été surpris par le bon accueil, en tout cas l’accueil sans hostilité ouverte, d’un certain nombre de juifs laïcs, et chez les autres un certain silence, peut-être perplexe. Quoi qu’il en soit, Élie Barnavi par exemple, ancien ambassadeur d’Israël en France, a commenté ce livre avec faveur, Claude Lanzmann est certainement plus réservé, mais je ne me suis pas heurté au tir de barrage attendu, pour le moment. Q- C’est parce que vous racontez des choses exactes, vous faites du reportage… R- Je pense que je présente des faits et que c’est embarrassant de discuter des faits patents, que chacun peut vérifier sur place. D’autre part, les Israéliens ne connaissent pas les territoires occupés, ils n’y vont pas, soit parce qu’ils n’ont pas le droit d’y aller ou parce que quand ils pourraient le faire, ils ont peur d’y aller. Donc, parler de la Palestine à un Israélien, c’est comme parler à un Français de la Haute-Volta. Q- C’est étonnant… R- C’est ahurissant. Des lieux, des villages, des barrages militaires, des rafles qui ont lieu à quarante kilomètres de Jérusalem y sont ignorés. Mais après tout, la Terre sainte n’est qu’un microcosme, une métaphore, c’est un abrégé de la terre humaine. Nous avons tous une formidable capacité d’indifférence, à fuir l’autre et à faire comme s’il n’était pas là. Ça vaut pour toutes les métropoles du monde. C’est plus troublant là-bas, dans la mesure où c’est un mouchoir de poche. Q- Côté français, les intellectuels et les journalistes qui défendent la cause des Palestiniens sont très vite ostracisés, comme vous l’a dit un ami que vous évoquez dans votre livre… R- Oui, le sujet est tellement sensible, compromettant et explosif qu’il ne donne lieu qu’à de la propagande de part et d’autre. Elle est généralement prosioniste à Paris, marginalement propalestinienne. J’ai essayé d’éviter la propagande au profit de la description et de la narration. Cela étant dit, dans ce livre, je montre du doigt les exercices d’illusionnisme collectif que constituent les conférences, déclarations et rencontres diplomatiques qui ne servent plus qu’à masquer la dure réalité, qui est que la Cisjordanie est en voie d’annexion. Parler d’un État palestinien sans accompagner ce wishful thinking par une carte des lieux peut être considéré comme une imposture. Et je le dis. Les États vivent de faux-semblants. Celui-là devient de plus en plus intenable ou alors très intéressé puisqu’on voudrait dans la pratique demander à l’Autorité palestinienne de gérer l’occupation israélienne, en faisant financer cette occupation par la communauté internationale, c’est-à-dire en gros par l’Europe, et c’est à peu près ce qui se passe. Le faux-semblant convient à nombre d’intérêts. Q- Le point de non-retour est-il atteint ? R- Ça peut être discuté. J’ai tendance à le penser, d’autres estiment qu’une très forte pression internationale pourrait contraindre Israël à décoloniser, c’est-à-dire à renoncer à un grand nombre d’implantations en Cisjordanie, ce qui me semble personnellement difficile. Les chrétiens d’Orient, indispensables à tous et exclus par tous Q- Vous défendez beaucoup les chrétiens d’Orient, est-ce votre goût pour les causes perdues ? R- Disons : difficile. Je ne souscris pas au titre fataliste de mon ami Jean-Pierre Valognes Vie et mort des chrétiens d’Orient. La cause des chrétiens d’Orient n’est pas une cause confessionnelle, même si la création d’Israël confessionnalise un peu partout le débat politique. C’est une cause civilisationnelle. La présence et la capacité donnée aux chrétiens d’Orient de pratiquer leur culte en toute liberté parce qu’ils sont chez eux est un test de civilisation, un baromètre de la civilité existant ou non dans tous les pays de la région. C’est un peu le garant du pluralisme, de tous les pluralismes, qu’ils soient politiques, culturels, religieux, ethniques ou même sexuels. Donc défendre les chrétiens d’Orient, c’est défendre l’idée d’un islam pluriel, moderne, capable d’accueillir l’autre, ou en tout cas de le respecter, et c’est donc une garantie contre l’avènement d’une culture monolithique, agressive ou paranoïaque. Et puis les chrétiens d’Orient, que certains prennent pour des fossiles d’une époque antérieure, ont été des pionniers, dans l’histoire du monde arabe, depuis le 19e siècle, à la pointe de la modernité, du progrès et même du nationalisme arabe. Les chrétiens d’Orient font corps avec l’histoire de l’Orient. La civilisation arabe n’existerait pas sans les chrétiens. Q- Dans votre lettre à Samir Kassir, vous évoquez longuement le malheur d’être arabe, et chrétien arabe surtout. Comment expliquez-vous l’indifférence européenne à l’égard des chrétiens d’Orient ? R- Les chrétiens d’Orient sont trop arabes pour les Occidentaux bon teint et trop chrétiens pour les progressistes bon teint. C’est embarrassant, ils ne rentrent pas dans la division simpliste de la région. Sont-ils avec les bons ou les méchants ? En tant que chrétiens, ils seraient avec les bons, mais ne voilà-t-il pas que le patriarche latin de Jérusalem Michel Sabbah, par exemple, est un Palestinien et défend son peuple. Alors on ne sait plus où le classer. Aussi quand il vient à Paris, l’archevêque de Paris ne se précipite pas pour le recevoir. Par ailleurs, ils n’ont pas de pétrole ni de territoire, et n’ont pas, ou plus beaucoup, de tuteur international. Les Israéliens ont les États-Unis, tuteurs, protecteurs, fournisseurs, les chrétiens d’Orient, qui ont-ils ? Ils ont la France, traditionnellement, qui sur place se conduit assez bien, mais qui ne voudrait pas passer pour coloniale ou revenir aux capitulations, car cela évoque un passé pas très républicain. Les Italiens certes sont présents à travers la custodie, les franciscains. Et puis Rome. Mais Rome est timide, parce qu’elle veut effacer les traces de son indifférence au moment de l’Holocauste, et donc a décidé de se réconcilier à tout prix avec Israël. Cette réconciliation se fait au détriment des chrétiens de Palestine, voire d’autres pays aussi. Donc les chrétiens d’Orient sont indispensables à tous et exclus par tous. Q- Alors pas beaucoup d’espoir pour eux ? R- Je ne dirais pas cela. D’abord les coptes d’Égypte ont une formidable résilience face à la pression sociale islamique. Ils font partie de l’histoire et de la nation égyptienne, dont ils sont 10 %. Les chrétiens d’Orient sont pris entre deux rouleaux compresseurs, israélien et islamique. Et ils sont les premières victimes de l’Occident chrétien, ou qui passe pour chrétien aux yeux des musulmans, c’est-à-dire les États-Unis d’Amérique. Après la catastrophe arménienne, la catastrophe irakienne est sans doute la deuxième grande épreuve historique des chrétiens du Moyen-Orient, Irak en particulier, et des pays voisins, dans la mesure où les réfugiés chrétiens se déversent sur la Turquie, la Syrie, la Jordanie, ce qui crée beaucoup de problèmes de coexistence avec les autochtones qui les accueillent. Donc lorsque M. Bush comparaîtra devant Dieu le Père au jour du Jugement dernier, il aura également à rendre compte de la disparition du christianisme dans le berceau du christianisme. Le Liban louche, c’est son drame Q- Concernant le Liban, vous dites : « Le Liban louche, c’est son drame. » Vous dites aussi : « Peut-on attendre autre chose qu’une administration cahin-caha du dissensus, là où chacun a pour nation sa communauté » ? La démocratie libanaise est-elle menacée d’échec ? R- Le Liban se définit comme une démocratie de concordance ou consociative, c’est-à-dire fondée sur une négociation permanente entre communautés. Encore faut-il que les communautés aient un poids respectif équivalent. Or cet équilibre apparemment n’est plus aujourd’hui celui d’il y a 50 ans. Et ça se traduit dans les faits. Mais je ne veux pas rentrer dans les considérations politiques libanaises, pas seulement par prudence mais pour ne pas faire d’ingérence intempestive ni prendre parti dans cette zizanie permanente. Ce qui me trouble, c’est comment on peut voir le monde de façon totalement différente à 500 m l’un de l’autre. Le Liban louche parce qu’il a un œil sur Israël, un autre sur la Syrie, un œil sur l’Orient, un autre sur l’Occident, et que le méchant des uns n’est pas celui des autres. De temps en temps, l’ennemi principal est à l’Est, puis au Sud. Il n’y a pas accord. Une nation, c’est d’abord un consensus sur un ennemi. Longtemps, on a été français parce qu’on n’aimait pas les Allemands ou les Anglais, selon l’époque où on se trouvait. Le rôle fédérateur de l’antagoniste est fondamental. On ne se fédère qu’en réaction, on ne s’agglutine que par aversion. Encore faut-il avoir la même aversion au même moment. Or je constate au Liban qu’il y en a deux au même moment. Quant aux façons de vivre, elles sont toujours différentes. Entre un Breton et un Méridional de 1850, les modes de vie ne sont pas les mêmes, ni même le patois. Mais il y avait une armée de conscription, des légendes communes, des héros communs, nos ancêtres les Gaulois, et surtout un État républicain, au-dessus des confessions. Ce qui permet de regarder toujours dans une seule direction. Q- Vous avez rencontré des gens du Hezbollah dans la banlieue sud et vous ne cachez pas une certaine admiration ou un respect pour la manière dont ils se positionnent, dont ils défendent leurs idées… R- En tant qu’ancien professionnel, je ne peux qu’être admiratif techniquement devant une contre-société aussi bien structurée. Mais encore une fois, je ne veux pas rentrer dans les partis pris, mais il me semble qu’en France et en Europe, on a une vision beaucoup trop schématique et caricaturale du Hezbollah. Q- Vous pensez qu’il faut dialoguer avec le Hezbollah ? R- Ah oui, bien entendu ! Comme je vous le disais au début, je suis contre les boycotts, à la fois des écrivains israéliens, comme du Hamas et du Hezbollah, qui me semblent des erreurs majeures, et même des erreurs suicidaires pour ceux qui pratiquent ce boycott. Et tous mes efforts vont dans une prise de dialogue avec cet islam radical mais national ou patriotique. Bien sûr qu’il y a des influences extérieures, qui n’en a pas dans la région ? Je ne suis pas loin de penser que si on rate le dialogue avec le Hamas côté sunnite, ou le Hezbollah côté chiite, on risque d’avoir el-Qaëda partout sur le dos, à quelques encablures. Je pense que ne pas oser ce dialogue, c’est faire le jeu d’el-Qaëda. Beaucoup de religion et peu de spiritualité Q- Vous écrivez que la religion désigne l’identité du groupe et non la réalité d’un sentiment. Vous lancez même cette formule de chrétiens « non croyants mais pratiquants ». R- Oui, cet aspect tribal me frappe, pourquoi ne pas le dire ? C’est dans toute la région. La tribalisation est terrible. Je ne dis pas qu’elle n’a pas été fomentée de l’extérieur, sans doute. Après tout, c’est l’Empire ottoman qui, pour des raisons de fiscalité, a créé les millets, qui étaient une façon de percevoir l’impôt à moindre frais. Puis ensuite la présence d’un État qui se veut juif, au sens étroit du terme, a contribué à tribaliser par ricochet les autres communautés religieuses, et il y a aujourd’hui quelque chose de troublant pour un Occidental, à voir toutes ces nations avec leur rituel, leur calendrier. Ce qui fait du patriarche religieux une sorte d’ethnonarque, je n’ose dire un chef de tribu. Q- Au terme de ce parcours initiatique, ou plutôt contre-initiatique, le chrétien athée que vous dites être est-il revenu plus croyant, plus ou moins chrétien ? R- Je suis revenu avec deux sentiments, le premier, c’est que le religieux n’est pas l’écume des choses ni une superstructure, mais une latence déterminante. Et que nous, en Occident, avons perdu de vue la densité, la vitalité des mémoires religieuses. Autrement dit, le religieux, c’est ce qui résiste le mieux dans une culture, c’est donc ce sur quoi on s’appuie en dernière instance, quand on est dépossédé de tout, terre, sécurité, milieu social. Q- Et donc l’Occident n’a plus besoin de ce socle, ayant tout le reste… R- Il est certain que l’Europe n’étant pas mise en péril dans sa sécurité et ses bases matérielles d’existence, n’a peut-être plus le même besoin d’étayage culturel ou de ressourcement historique… Q- Et quid de la spiritualité ? R- Je dirais que la spiritualité est liée au statut de l’individualité. Quand on a de quoi manger et que votre famille n’est pas menacée d’extermination ou d’expulsion, vous pouvez lire saint Augustin ou réfléchir sur la grâce. Q- Alors vous n’avez pas rencontré de spiritualité en Orient ? R- Sauf dans quelques rares monastères. À Mar Moussa, en Syrie, avec le père Paolo Dall’Oglio, et dans quelques communautés chrétiennes à Jérusalem, bénédictines ou dominicaines, mais pas chez les pèlerins ni chez les touristes. Q- Et pas au sein des communautés religieuses ? R- Il est difficile de distinguer entre l’identitaire et la foi. La spiritualité, c’est le « je » face à Dieu, la religion, c’est le groupe face à d’autres groupes. Et puis je tiens à dire une chose, c’est que la remontée archaïque dans la postmodernité, je la ressens également en moi-même par le biais d’une culture chrétienne qui est la mienne, d’une mémoire, de cadres d’interprétation, d’images, de peintures, de souvenirs. Bref, je ne peux pas nier mon appartenance, même si mes convictions laïques m’obligent à la mettre à distance. Je sais ce que je lui dois, je sais également ce à quoi elle m’expose et les risques qu’elle comporte, mais c’est ce que je suis. Q- Êtes-vous passé par une période de rejet avant de revenir à l’origine ? R- Vous savez, on a dit que le communisme est un christianisme qui est devenu fou. Je dirais plutôt, trop impatient et souffrant d’un manque d’éthique. Ayant épousé dans ma jeunesse un messianisme séculier, je n’ai pas l’impression d’avoir changé de terrain. Q- Ce livre aurait pu être le rapport que vous deviez remettre à Jacques Chirac. L’a-t-il lu ? R- Nous devons bientôt parler, lui et moi, de la politique étrangère française et je pense qu’il aura sans doute des impressions à me donner. Q- S’il était encore président, le but était-il de mettre en œuvre une politique en fonction de votre rapport ? R- C’eût été fort prétentieux que de l’espérer, mais c’était une contribution possible. La situation a changé à cet égard, le vent d’Ouest l’emporte. J’ai proposé, à l’Élysée, la création d’un centre d’études et d’information sur le pluralisme en Orient, j’attends toujours la réponse. Sans grand espoir.
Paris – de Carole Dagher

S’il est un livre qui tombe à point, au vu de l’actualité explosive au Moyen-Orient et de l’exacerbation des rivalités confessionnelles et ethniques, c’est bien le dernier opus de Régis Debray, « Un Candide en Terre sainte », paru aux éditions Gallimard. Un « travelogue » incisif, se situant au confluent des impressions de voyage et de...