Rechercher
Rechercher

Actualités

Quelques souvenirs de grand-mère

À force de répétitions, les histoires de ma grand-mère – Nour, Beyrouthine depuis huit décennies – sont devenues presque aussi racornies que les photos et autres cartes postales qui pourrissent au fond de ses tiroirs. Il n’empêche que ses récits exaltent une odeur de café chaud et de vieux Beyrouth. Wadi Abou Jmil et ses habitants reviennent souvent dans ses histoires. « …Et puis il y avait les juifs, raconte-t-elle pour la énième fois. Wadi Abou Jmil ou Wadi el-Yahoud, comme l’appelait ma mère, était leur quartier. Leurs maisons étaient noyées dans la pénombre, chaleureuses, belles, propres, géométriques. Chez eux, il n’y a pas de pauvres, pas de chômeurs. Si un homme du Wadi est démuni, le boucher lui donne gratuitement de la viande, le tailleur lui offre des habits, ses enfants sont exemptés de frais de scolarités. Les juifs savent ce que c’est que la solidarité. Ils étaient tous commerçants. Non, il y avait un médecin qui guérissait tout le monde, moyennant 25 piastres. Il était un peu charlatan, car parfois il administrait des seringues remplies d’eau qu’il faisait passer pour un remède magique. Sauf que ça marchait ! Mais les autres étaient dans le commerce, à Wadi Abou Jmil, souk Sursock et même ailleurs. L’un d’eux se prénommait Ibrahim. Il avait un accent aleppin, c’était un marchand ambulant de tissus. Ma mère a choisi toutes mes robes et tout mon linge de maison dans son étalage, quand j’ai épousé ton grand-père. Il était hâbleur et faisait semblant de jurer sur la tête de ses enfants pour garantir la qualité de ses tissus, alors qu’il tenait un cylindre d’acier suspendu à son cou pour se libérer de son serment. Sacré Ibrahim ! “Biwladi” qu’il disait (en arabe, “ par la vie de mes enfants”). De toute façon, c’était Ibrahim qui venait dans notre jardin et je n’allais jamais chez lui, à Wadi, car j’étais jeune et ma mère m’interdisait de me promener là-bas. “Ne va pas à Wadi el-Yahoud, disait-elle quand je sortais, les juifs couchent les enfants musulmans dans des berceaux plantés de clous. Ils recueillent ensuite leur sang et l’utilisent pour fabriquer des galettes pour leurs fêtes…” » *** Dans les souvenirs de Nour fleurit l’image d’un autre Beyrouth, disparu depuis plusieurs générations. L’image d’une ville où les minorités avaient leur place, où les milices communautaires n’avaient pas de territoires et où la tolérance était une règle d’hygiène et de vie. Quant aux sornettes de ma bisaïeule concernant les galettes de sang, ni Nour ni sa mère ne pouvaient être taxées d’antisémites. D’ailleurs, ce mot était bien trop compliqué pour elles. À leurs yeux, le juif est simplement un Libanais ordinaire, bien que différent, tout aussi fourbe, débrouillard, serviable et bon parleur que n’importe quel autre marchand de Beyrouth.
À force de répétitions, les histoires de ma grand-mère – Nour, Beyrouthine depuis huit décennies – sont devenues presque aussi racornies que les photos et autres cartes postales qui pourrissent au fond de ses tiroirs. Il n’empêche que ses récits exaltent une odeur de café chaud et de vieux Beyrouth. Wadi Abou Jmil et ses habitants reviennent souvent dans ses histoires....