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Actualités - REPORTAGE

« L’Orient-Le Jour » visite la Grande Loge centrale à Beyrouth La franc-maçonnerie libanaise, entre mythes et réalité Dossier préparé par Lélia Mezher

« Vous êtes cordialement invitée en tenue blanche, mercredi 20h. » Un simple e-mail vient d’ouvrir la porte d’un monde que la conscience populaire et collective perçoit comme clos, secret et, par conséquent, forcément suspect. Une tenue blanche ouverte signifie que la réunion regroupe des francs-maçons et des profanes pour écouter une conférence faite par un « frère » ou par un « profane ». Ce n’est pas le cœur léger que l’on se rend dans une loge franc-maçonne. Trop de préjugés, trop d’a priori sont déjà là, véhiculés par les on-dit, les rumeurs et autres spéculations. Mercredi, 20h tapantes, Grande Loge centrale du Liban. Le visiteur est surtout surpris par l’ambiance joviale qui y règne et les sourires accueillants. Bien sûr, il se rend compte très vite qu’il n’aura pas accès à la loge proprement dite et que la réunion se tient en fait dans un des bureaux de l’appartement qui sert de loge et de lieu de réunion aux « frères » membres de la Grande Loge centrale. Tous mes interlocuteurs ont le visage marqué par les années, et le cheveu poivre et sel. D’emblée, ils se disent soucieux de répondre à toutes les craintes et rumeurs qui circulent. Pour y parvenir, ils estiment que le meilleur moyen est probablement de remonter aux racines de leur histoire. Racines qui, soit dit en passant, sont elles aussi sujettes à polémiques car remises en question par l’Église d’une part et par des francs-maçons rivaux d’autre part. Ce qu’il faut dire, c’est que la plupart des loges maçonniques libanaises sont dites « non régulières », en ce sens qu’elles admettent la mixité homme-femme, la diversité de religion et ouvrent même leurs portes aux non-croyants, conformément à l’obédience du Grand Orient de France. La particularité de la franc-maçonnerie au Liban réside dans son très grand attachement au mythe fondateur de Hiram Abi (voir par ailleurs). Ce mythe a été le catalyseur d’une certaine spécificité de la franc-maçonnerie locale. De plus, la fatwa émise par al-Azhar et prohibant la franc-maçonnerie dans les pays musulmans n’a pas été intégrée à l’ordonnancement juridique libanais, même si, du point de vue religieux, elle est régulièrement stigmatisée par l’Église maronite et pointée du doigt par les cheikhs musulmans qui l’accusent d’être une « vitrine » du sionisme. Un membre de la loge Fils des Cèdres, qui travaille selon le rite écossais ancien et accepté, indique à cet égard que « la franc-maçonnerie ne peut être assimilée à une secte en raison de son mode de fonctionnement basé sur la liberté de pensée issue de sa méthode initiatique. Le maçon ne reçoit pas en loge un système d’idées toutes faites, mais il lui est présenté une méthode progressive qui va lui donner les moyens de construire lui-même sa propre vérité. La religion porte à cet égard une lourde responsabilité dans l’idée du grand public sur l’hypothétique dépravation morale et les bouleversements politiques que la franc-maçonnerie pourrait occasionner ». De son côté, l’Église rétorque qu’en entretenant le secret, les franc-maçons se sont eux-mêmes attiré les foudres du Vatican. S’il n’y a rien à cacher, « alors pourquoi cacher » ? se demandent les prêtres et autres prélats interrogés. Pour la religion musulmane en revanche, la franc-maçonnerie n’est pas en elle-même condamnable. Elle le devient toutefois à partir du moment où elle permet à une certaine élite d’exercer un quelconque monopole économique ou politique, et bien entendu, si, derrière la franc-maçonnerie, se cache en fait le spectre du sionisme. Les origines de la franc-maçonnerie au Liban La loge la plus ancienne au Liban était la Loge Beyrouth 415, fondée en 1826 et qui était rattachée à la Grande Loge d’Écosse. Ses membres appartenaient pour la plupart au consulat britannique et la loge avait adopté le français comme langue de travail. Son mandat a été renouvelé en 1868, mais les informations la concernant s’arrêtent là. Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’existe plus à l’heure qu’il est. Certaines autres sources situent la naissance de la franc-maçonnerie au Liban à 1869. La Loge Liban aurait ainsi été créée par un franc-maçon français, alors membre du Grand Orient de France. Celui-ci deviendra le premier grand maître de la Loge Liban. Plusieurs Libanais lui succéderont : des politiques, des intellectuels, des historiens et des chercheurs. La langue de travail de la loge était l’arabe, mais les correspondances se faisaient en français. Le lieu de rencontre était Ras-Beyrouth, à 30 minutes de l’Université américaine. Malgré les risques, les réunions ne se sont jamais arrêtées. En effet, l’Empire ottoman tolérait mal les assises de francs-maçons et les membres risquaient de se faire arrêter à tout moment. Une fois l’abolition par le Grand Orient de France de la condition de croyance en un « être suprême » et en l’immortalité de l’âme, les relations entre les loges libanaises qui lui étaient affiliées se renforcèrent. Selon une troisième source, la plus ancienne loge maçonnique au Moyen-Orient est la Loge d’Alep. Créée en 1751 par Alexander Dramond, elle était affiliée à la Grande Loge d’Écosse. La plupart de ses membres étaient issus de la communauté britannique présente sur place. Elle comprenait également des hommes d’affaires britanniques. Aujourd’hui, les Loges Beyrouth, Liban et Alep n’existent plus. Aux alentours de 1890, plusieurs « frères » décidèrent de fonder une nouvelle loge à Beyrouth. Celle-ci fut affiliée à la Grande Loge nationale d’Égypte car la langue de travail adoptée était l’arabe. Pour la créer, les « frères » firent parvenir un message à un maçon égyptien d’origine libanaise, Chahine Makarios, qui avait écrit un livre, Les vertus de la franc-maçonnerie. Makarios obtiendra un mandat lui permettant de créer la nouvelle loge et le nom choisi fut Phoenicia. Comprenant 40 membres au départ, cette loge ne put se développer car le « wali » (gouverneur) ottoman de Beyrouth, qui avait eu vent de l’affaire, ordonnera sa fermeture et les réunions seront interrompues. Certains « frères » insistèrent cependant pour poursuivre les réunions. Elles eurent lieu dans des caves, dans la banlieue ouest de la capitale. Mais l’Empire ottoman, qui disposait d’informateurs efficaces, fut une nouvelle fois informé de ces activités. Avertis d’un possible coup de filet, les francs-maçons se dispersèrent avant l’arrivée de la police turque. Paix, Kadischa, Palestine et Sannine Dès la chute de l’Empire ottoman, les cercles maçonniques se développèrent encore plus au Liban. Quatre loges principales virent le jour : Paix, Kadischa, Palestine et Sannine. Dans Les Cahiers de la Méditerranée, Dorothée Sommer écrit : « Les premières loges libanaises attirèrent un nombre important de marchands, un phénomène déjà observé dans le cas des conseils municipaux de Beyrouth, où le statut social et politique jouait un rôle important. » Elle poursuit en soulignant qu’il existait alors « un parallèle frappant entre la structure sociale du corps municipal et le statut social de maçons affiliés aux loges libanaises. Dans les deux cas, le groupe le plus important est formé de marchands appartenant à l’élite et qui ne cessent alors de s’enrichir : les marchands locaux, maîtrisant plusieurs langues, servaient alors d’intermédiaires entre les grossistes européens et les détaillants locaux, en partie grâce à leur pratique croissante du prêt, aux dépens des traditionnelles élites dans un contexte d’accroissement du volume des échanges méditerranéens. Les fonctionnaires dans le corps municipal ou dans l’administration constituaient déjà le troisième groupe le plus important numériquement en termes d’affiliation aux loges. La fréquentation des loges permettait aussi aux maçons de renforcer leur prestige intellectuel et social. La maçonnerie fut le fait d’une élite, de ceux qui n’avaient pas à se préoccuper de leurs besoins élémentaires, et les registres de la loge Sannine, par exemple, se lisent comme un “Who’s Who” du Liban de l’époque. » Il existe à l’heure actuelle une dizaine de loges dites « régulières », affiliées à la Grande Loge d’Écosse, telle la Peace Lodge. Les autres, « non régulières », sont aussi nombreuses sinon plus : la loge Fils des Cèdres, la Grande Loge Bet-el, la Grande Loge centrale du Liban, l’Orient de Canaan, la Grande Loge unie du Liban. Il convient de souligner qu’une grande loge est un regroupement de plusieurs loges ; à ce titre, la Grande Loge centrale du Liban regroupe les loges Nour1, Nour11 et Emmanuel. Combien de francs-maçons le Liban compte-t-il ? Un « frère » affirme que le chiffre de 300 000 maçons a quelquefois été avancé, mais de manière plus réaliste, il y aurait selon lui environ 20 à 30 mille maçons actifs ou « en sommeil ». Les « frères » mécontents de la situation actuelle Aujourd’hui, précisent d’emblée les membres de la Grande Loge centrale du Liban, « les francs-maçons sont très insatisfaits de la situation politique au Liban ». « La franc-maçonnerie suppose un respect de l’État et des institutions publiques, indépendamment de l’opinion politique de chaque membre, poursuivent-ils. Le but de la franc-maçonnerie est de faire progresser la société. Or, en période d’instabilité politique et sécuritaire, la société ne peut pas avancer, elle stagne. » L’un des membres précise : « Toutes tendances politiques confondues, les responsables actuels ne sont pas en train de respecter la chose publique, les services publics. Dans nos loges, nous respectons la diversité d’opinion de chacun et nous discutons de politique dans l’absolu, nous nous abstenons d’entrer dans les polémiques actuelles, ce n’est pas notre rôle. » Pourtant, certaines loges, à l’instar d’Orient de Canaan, se permettent d’afficher des placards soutenant la candidature de Michel Sleimane, comme à Bourj-Hammoud : « Cela ne nous concerne pas. Chaque loge est indépendante, elle s’impose les règles qu’elle veut. » Orient de Canaan est l’une des plus grandes loges libanaises. Elle dispose d’un site Internet actif et publie même, dans sa page « Décorations », les photos de politiques ou d’hommes d’affaires, affiliés ou non. Elle consacre également une page Web à ses activités caritatives, comme l’accueil des réfugiés durant la guerre de juillet 2006. Ces photos peuvent être visionnées sur le site. Outre Orient de Canaan, la Grande Loge Bet-el dispose également d’un site Internet. La Grande Loge Fils des Cèdres dispose d’un groupe sur le site de socialisation Facebook. Une manière peut-être de se faire connaître en usant d’un média plus « soft » que les autres. Mais une façon aussi de démontrer que les francs-maçons du Liban ne vivent pas dans la clandestinité, contrairement à la situation qui prévaut dans d’autres pays arabes. Si les membres de la Grande Loge centrale du Liban insistent sur la neutralité de la franc-maçonnerie par rapport à la vie politique locale, il reste que de grands hommes politiques libanais vivants ou disparus ont été liés, de près ou de loin, à la franc-maçonnerie. Peuvent-ils citer des noms ? « Pas de noms, pas de noms », proteste tout à coup l’un d’entre eux, après qu’un autre « frère », d’un geste de la main, lui eut fait comprendre qu’il valait mieux rester silencieux sur ce point. Puis une information fuse enfin : « Tous les hommes de l’indépendance étaient maçons. » Des détails ? « Non, pas de détails. » Quid des dirigeants actuels ? « Certains sont en relation avec la franc-maçonnerie. » Nous n’en saurons pas plus.  Comment les francs-maçons libanais influencent-ils aujourd’hui la société ? « Notre influence est très maigre au Liban. La situation ne le permet pas. Nous ne voulons pas faire partie de la polémique ambiante. Notre objectif est le travail pour le bien et le progrès de la société. Or, les circonstances ne sont pas propices à cela », répond un « frère ». Un autre renchérit : « Nous sommes contre le féodalisme, le racisme et l’usage des armes. Contre la violence en général. En revanche, nous sommes pour l’égalité des chances, pour le respect de la Constitution qui aujourd’hui semble tout bonnement absente de la vie politique. La société libanaise est limitée par les privilèges confessionnels accordés à chaque communauté. C’est ce qui l’empêche d’avancer, de chercher plus loin. » « La loyauté, l’intégrité, la culture, c’est ce que nous recherchons chez nos dirigeants », ajoute-t-il. « Je ne me sentais pas prêt » Comment ont-ils eu connaissance de l’existence de la franc-maçonnerie ? L’un des membres répond d’emblée : « Par mon père qui était lui-même franc-maçon. » Un autre membre acquiesce : « Oui, souvent la franc-maçonnerie est une histoire de famille. » Et lui, alors, comment a-t-il intégré la Grande Loge centrale du Liban ? « C’était en 1988. Je traitais une affaire avec des clients. À l’époque, j’étais concessionnaire. La négociation a été âpre, mais l’affaire fut bouclée. Mes clients m’invitèrent par la suite à déjeuner. Ils m’ont dit qu’ils étaient francs-maçons et m’ont demandé si j’étais intéressé. J’ai répondu que je ne me sentais pas prêt. Quelques années plus tard, en 1991, c’était l’été. J’avais fait beaucoup de lectures et je commençais à être convaincu qu’il était temps pour moi d’intégrer la franc-maçonnerie. J’ai été initié une année plus tard. » L’homme est âgé d’une cinquantaine d’années. « Dans ma vie quotidienne, cela m’a beaucoup servi. Déjà, à la base, j’aimais beaucoup la lecture. J’ai intensifié mes recherches et cette soif du savoir, j’arrive à la satisfaire par le biais du travail que nous faisons en loge », indique-t-il avant d’ajouter : « J’ai aussi pris beaucoup d’assurance. Avant, quand je parlais en public, j’avais beaucoup de mal. Aujourd’hui, je peux bien être devant 2 000 personnes, aucun problème, ma voix ne tremble pas. » Le troisième « frère », qui écoute depuis un moment sans rien dire, prend ensuite la parole : « Chaque personne possède en lui une lumière. Il peut ne rien en faire ou bien l’exploiter. Cette lumière interne, s’il s’en sert, lui permettra d’aller loin. En loge, on réfléchit à la vie. Pas à la mort ni à la vie dans l’au-delà. Mais à la vie de l’homme, à sa liberté, sa dignité. »
« Vous êtes cordialement invitée en tenue blanche, mercredi 20h. » Un simple e-mail vient d’ouvrir la porte d’un monde que la conscience populaire et collective perçoit comme clos, secret et, par conséquent, forcément suspect. Une tenue blanche ouverte signifie que la réunion regroupe des francs-maçons et des profanes pour écouter une conférence faite par un...