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Actualités - OPINION

Clés de lecture de la crise libanaise actuelle Politique, cigare : les trois tiers Élias R. CHÉDID

Les amateurs de cigares le savent : chaque vitole est composée de trois tiers : le foin, le divin, le purin. Le foin, c’est le tiers de démarrage. Il fleure bon le cafouillage, le soufre des premières étincelles, le brûlé qui se dégage de la combustion du vert, du vierge. C’est le tiers nécessaire pour travailler, pour commencer, le tiers de base. Le tout n’est rien sans lui, mais il n’est rien sans le tout non plus. Rien qu’un projet. Une tentative avortée. Le divin, c’est le deuxième tiers. C’est là que le cigare révèle sa puissance, mais aussi ses arômes, et par là son corps et sa complexité. Avec le deuxième tiers, on est déjà majoritaire ; la plupart du travail est accompli et on passe de l’étape de l’expérience à celle de l’accomplissement. Le labeur devient plaisir. Le deuxième tiers est le tiers de la réussite. Il est le « déjà beaucoup ». Certains s’arrêtent à cette étape, jettent leur cigare avec détermination en expliquant que l’on pourrait se passer entièrement du troisième tiers. Le purin est le troisième et dernier tiers du cigare. C’est son aspect « bouse de vache » (littéralement), fin de règne, décadent. Il est la facette « moche » du cigare, mais aussi le moment où il commence à rendre l’âme. Il rend la tâche de ses détracteurs facile, le purin. Seuls quelques acharnés s’obstinent à le fumer jusqu’au bout. Des puristes, sans mauvais jeu de mots. Qui considèrent que le cigare, comme la vie, est un tout et qu’il faut le prendre avec ses bons comme avec ses mauvais côtés. Qu’il faut assumer le fait que la perfection n’est pas de ce monde et qu’à enfouir sa tête dans le sable avec trop d’entrain, l’autruche ne jette de la poudre qu’à ses propres yeux. Ainsi va-t-il des sièges de notre bon vieux Conseil des ministres : tiers de départ, tiers-garantie (ou tiers-sécurité), tiers de blocage. Tiers indispensable ou tiers inutile... Tout est question de perspective. Il faut se rendre à l’évidence : tout commence par l’« accord » de Taëf. Ne pas le reconnaître reste pour certains une option sérieuse. Mais il paraît que contester ce qu’il a arraché aux chrétiens (ou, plus simplement, ce qu’il a ôté à la cohérence du système de 1943) ne conduirait qu’à faire céder à ces derniers un peu plus du terrain. Encore une histoire de trois tiers. Beaucoup plus grave encore que celle qui nous préoccupe présentement. Que nous laisserons pour un autre jour, celle-là. Taëf a inventé un truc qui ne marchait pas. La mauvaise nouvelle, c’est que ce truc nous est applicable quand même. Il nous faut donc essayer de le comprendre. Ce bon Taëf a prévu qu’il fallait un quorum des deux tiers des membres du Conseil des ministres pour que ce dernier puisse valablement se tenir – et délibérer. Le foin sans le divin ne vaut pas grand-chose, nous l’avions signalé. Taëf ne s’en est pas tenu là : il a également imposé que les « questions fondamentales »(1) obtiennent l’aval des deux tiers des membres du Conseil des ministres. Leur totalité, pas seulement les présents. Pas les deux tiers des deux tiers. Pas question de gruger le divin. Seulement, voilà, le purin, lui, techniquement, peut être berné. En effet, si les deux tiers des ministres nommés dans le décret de formation du gouvernement restent en place, le gouvernement reste lui aussi en place. Pour accorder droit de cité au purin, il faut donc, en droit constitutionnel comme en matière de cigares, une noblesse d’esprit, une générosité, une sagesse, une vue d’ensemble. Qui aimerait sans compter. Paternelle. Patriotique. Le Liban est un tout, autant qu’un cigare. Le Liban ne peut être gouverné sans les chrétiens. Il ne peut être gouverné sans les musulmans. Il ne peut être gouverné sans les chiites. Ce n’est pas seulement une question de mathématiques. Cela devrait être vrai aussi pour les autres communautés : les sunnites, les druzes… qu’elles fussent plus ou moins nombreuses. Le Liban est une affaire de consensus, pas de majorité numérique. Lorsque l’axe Hariri-Joumblatt-Geagea proclame qu’il détient la majorité (au sens constitutionnel) et lorsque l’axe Aoun-Nasrallah soutient à son tour qu’il est majoritaire (au sens d’une majorité de supporters dans la rue), ils ont tous les deux tort. Le Liban ne se gouverne pas contre ses fils ; il ne se gouverne pas sans ses fils. Le Liban est une question de dosage, tout simplement. Les amateurs d’alcool, souvent complices des aficionados de cigares, comprendraient. Là encore, trois tiers sont nécessaires. Un cocktail ? Certains sont délicieux, mais il n’est pas indispensable qu’il s’agisse d’un mélange (dont certains ne marchent pas et peuvent s’avérer indigestes). L’arack le sait bien qui, s’il carbure lui aussi à la règle des trois tiers, ne se mélange qu’à l’eau, sans perdre de son homogénéité pour autant. Mais trêve de métaphores. Venons-en à l’analyse du problème. D’abord, à titre préliminaire, il ne faut pas croire que les « architectes », qui ont bâclé Taëf dans les conditions qu’on connaît, aient un seul instant envisagé tout cela. Il ne faut pas leur attribuer plus de crédit qu’ils n’en ont. Ce que nous vivons est un effet secondaire indésirable, c’est tout. Ensuite, le jugement : ce n’est pas être hypocrite que de dire que les protagonistes de cette lutte byzantine (et néanmoins douloureuse) ont chacun un peu raison. Sauf qu’à force d’avoir chacun un peu raison, ils ont fini par avoir tous tort. Campant sur leurs positions respectives, ils ont fait chaque jour un peu plus de mal au Liban. Comment trancher ? Le compromis, il n’y a plus d’autre alternative. La bonne nouvelle, c’est qu’à y regarder de près, les choses sont plus simples qu’elles ne le paraissent. Première clé de lecture. Le tiers restant, ce tiers-État, ce tiers-monde, ne doit pas être un laissé-pour-compte, le simple résultat d’un froid calcul. Il ne doit pas être résidu négligeable lorsqu’il s’est formé pour des raisons de fond. Je prends un exemple, dans l’espoir d’être clair. Si les chiites démissionnent tous du gouvernement, si les druzes démissionnent tous du gouvernement, il y aura de quoi, dans chaque cas, s’interroger sur le fonctionnement des institutions, que dis-je, sur le fonctionnement du Liban tout entier. Dans la première hypothèse, le « tiers » a toutes les chances d’être atteint, d’un point de vue numérique ; dans la seconde, non. Pourtant, je soutiens que les situations sont d’importance tout à fait équivalente, car le Liban est un consensus et la loi du plus grand nombre doit y être ineffective. Je prétends donc, intra legem ou prater legem, qu’importe, que la minorité de blocage, la minorité-signal d’alarme, peut être brandie à tout moment de la vie institutionnelle de notre pays par l’une quelconque des composantes du tissu communautaire de ce pays, pour autant qu’une large majorité au sein de la communauté en question se dégage et pour peu que les questions qui motivent la protestation de cette communauté soient des questions fondamentales. Force est de constater que c’est bien le cas des problèmes soulevés par les chiites aujourd’hui. Qui ont démissionné en bloc. Qui font front encore à ce jour. Les autres Libanais sont donc dans l’obligation de les écouter. C’est ainsi. Une véritable question de survie. Ou il n’y aura plus de Liban. Par ailleurs, il est essentiel de relever que pas un seul ministre chiite n’est resté au gouvernement. Que pas un ne s’est désolidarisé de ses camarades. Les chrétiens ne peuvent pas en dire autant. Que Michel Aoun en représente la majorité ou non, il y a toujours suffisamment de chrétiens pour accepter d’être ministres. À l’époque de la mainmise syrienne sur les institutions, que l’écrasante majorité des chrétiens disait refuser, ce n’était pas mieux. Il se trouvait toujours des chrétiens pour participer au gouvernement, voire même pour s’entre-tuer afin de déterminer lesquels d’entre eux y participeraient. Nous l’avons dit, tant qu’une communauté ne fait pas bloc de façon visible et non équivoque, elle ne peut faire valoir un quelconque droit de blocage. C’est mon interprétation de cette clause de Taëf qui, au fond, était déjà présente de façon implicite dans le système du pacte national de 1943. Deuxième clé de lecture. Le troisième « tiers », dont nous avons démontré qu’il n’était pas mathématique, n’appartient donc à personne, pas plus aux chrétiens qu’aux chiites, encore moins à l’opposition. Le quorum du Conseil des ministres et le vote sur les questions fondamentales qui, pour leur part, se fondent sur une application pure et simple de la majorité numérique, sont des sujets tout à fait distincts. Ils relèvent des règles de fonctionnement de base du gouvernement et de la mécanique de la prise de décision au sein de ce même gouvernement. D’où ma deuxième conviction personnelle et institutionnelle : s’il fallait à chaque fois, dans un pays donné, que l’opposition (quelle qu’elle soit) dispose d’une minorité de blocage au sein du gouvernement (c’est-à-dire dans notre cas une minorité de plus du tiers des sièges au Conseil des ministres, parfois improprement appelée « le tiers plus un »), ledit pays serait tout simplement ingouvernable, et les gouvernements passeraient leur temps à prendre des demi-mesures, de celles dont le Liban, pour ne prendre que cet exemple, ne peut plus s’accommoder. Sortir de la crise en donnant à l’axe Aoun-Nasrallah plus du tiers des sièges au Conseil des ministres constituerait un précédent dangereux, qu’il faut à mon sens à tout prix éviter, indépendamment des personnes ou des courants politiques en cause. Je dis donc deux choses distinctes, qui pourraient être des éléments de solution du blocage d’aujourd’hui : il faut d’abord écouter les chiites (et un peu les chrétiens, notamment sur la question de la loi électorale, même si ces derniers n’ont pas l’élégance de présenter un front uni) et tenter de leur donner satisfaction pour retrouver le consensus libanais ; il faut ensuite refuser de donner à l’opposition (ou au président de la République et à l’opposition pris dans leur ensemble, j’y reviendrai) la possibilité de bloquer les décisions gouvernementales pour le plaisir de les bloquer. Pour rassurer l’opposition, il n’est pour la majorité que de s’engager à adopter une déclaration ministérielle qui conforterait à la fois les chiites, par exemple en reprenant quelques-uns des termes de la feuille d’entente Aoun-Nasrallah, et les chrétiens, par exemple en promettant que la prochaine loi électorale adoptera le caza pour seule circonscription. Si l’opposition sait ce que c’est que d’être civique et de respecter les institutions, il y a toutes les chances qu’elle joue le jeu, d’autant qu’elle a exprimé la confiance qu’elle avait en Michel Sleimane, le candidat de consensus. Si elle a réellement foi en ce dernier comme elle le prétend, laisser de la marge au président de la République (et lui permettre du même coup de réhabiliter enfin les chrétiens au sein de Taëf) ne devrait pas poser de problème pour elle. Un dernier mot sur le rôle du président de la République face au concept du tiers de blocage. Les exégètes et autres historiens du « droit » de Taëf prétendent que l’idée d’une majorité des deux tiers (qui fait ressembler notre Conseil des ministres à une Assemblée nationale, au mieux, et à un « board » de « joint-venture » hétérogène, au pire) était à l’origine destinée à garantir aux chrétiens que rien de fondamental à l’échelle de la nation ne serait décidé sans leur accord. Cette minorité de blocage (les chrétiens disposant de la moitié des sièges, ils peuvent facilement constituer plus du tiers des voix) a été associée au président de la République tout simplement parce que ce dernier doit toujours être chrétien conformément à la formule de 1943. L’argument est outré. Au-delà d’un amalgame réducteur et inquiétant entre le président, arbitre suprême de la nation, et l’opposition, dont le rôle est par définition un rôle de critique et non un rôle exécutif ou décisionnaire, il est dangereux, sur un plan psychologique notamment, d’associer le chef de l’État à une minorité. Cela en ferait un faible dans l’inconscient des gens, ce qui serait inadmissible. Je souhaite ici affirmer, rappeler que le président, consultation « liante » des parlementaires ou pas, a son mot à dire dans la formation du gouvernement. La pratique méprisable des présidents de l’après-Taëf a fait que le président de la République ne choisissait, au mieux, que le tiers des ministres. Elle doit être rejetée, de même que l’on doit refuser de donner une quelconque portée constitutionnelle à la lâcheté instaurée en coutume des ministres chrétiens, qui n’ont jamais fait usage du tiers de blocage (pas même lors du vote du scandaleux du décret de naturalisation qui a porté atteinte à l’équilibre démographique du pays). Ce tiers qui leur était soi-disant destiné n’est apparu au grand jour que tout récemment, quand les chiites s’en sont, à la surprise de tout le monde (sans compter leur propre surprise), prévalus. Il ne faut donc pas confondre minorité de blocage et rôle du président de la République au sein du gouvernement. Mon interprétation est que le président de la République de Taëf a vocation à nommer beaucoup plus que le tiers des ministres. Je dirais même que rien ne l’empêcherait, dans les faits, d’impulser la nomination de la totalité desdits ministres, en coordination avec le premier d’entre eux. C’est une escroquerie que de dire qu’il n’aurait « droit » (ce terme donne lui-même froid dans le dos) qu’au tiers des ministres. Il est tout aussi aberrant de laisser entendre, comme le font l’axe Hariri-Joumblatt-Geagea et la Ligue arabe, que le tiers de blocage se doit d’être partagé entre le président et l’opposition. En résumé, si l’opposition ne devrait pas disposer d’un tiers de blocage au gouvernement, il reste que le président de la République ne saurait se contenter pour sa part de la simple nomination d’un tiers des membres du gouvernement, ces questions étant complètement indépendantes. Voici les clés de lecture qui déterminent, à mon humble avis, la solution de la crise que traverse actuellement le Liban. Elles requièrent du courage, certes, chez qui se déciderait à les adopter. Elles sont complexes, peut-être. Le Liban aussi. Elles font dans la nuance (sans faire dans la dentelle), soit. Le Liban est ainsi un mélange à la fois délicat et détonant. Tel un cigare de qualité, il est indivisible. Et pour qu’il reste un plaisir, il faut l’accepter tel quel, sans exceptions. À charge que le chaos du purin ne prenne jamais le dessus sur la plénitude du divin. Élias R. CHÉDID Paris (1) Questions fondamentales : la révision de la Constitution, la proclamation de l’état d’urgence et sa levée, la guerre et la paix, la mobilisation générale, les accords et traités internationaux, le budget général de l’État, les programmes de développement globaux et à long terme, la nomination des fonctionnaires de la première catégorie ou équivalent, la révision des circonscriptions administratives, la dissolution de la Chambre. Article paru le mercredi 16 janvier 2008
Les amateurs de cigares le savent : chaque vitole est composée de trois tiers : le foin, le divin, le purin.
Le foin, c’est le tiers de démarrage. Il fleure bon le cafouillage, le soufre des premières étincelles, le brûlé qui se dégage de la combustion du vert, du vierge. C’est le tiers nécessaire pour travailler, pour commencer, le tiers de base. Le tout n’est rien...