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Actualités - OPINION

Quand la Cité agonise… Chroniques « politomaques » Pr Antoine COURBAN

Il existe une tauromachie, art qui consiste à tuer savamment, pour le plus grand plaisir d’un public assoiffé de sang, un animal qui ne demande qu’à vivre. Les aficionados de cet art, réputé viril, sont des mâles dominants dont le machisme est entretenu par des femelles dont les cris de fureur ressemblent plus aux hurlements des bacchantes de Dionysos qu’aux douces harmonies des muses, les compagnes d’Apollon. Existe-t-il, dans le même ordre d’idées, une politomachie ? Un art qui consisterait à tuer la Cité, à mettre fin « au » politique, à faire fi de la notion de loi et de droit ? Le réponse est criante d’évidence au cœur de la cité de Beyrouth où, depuis un an déjà, des politomaques de l’ordre noir et de l’ordre brun s’acharnent avec jubilation à assassiner une ville dont l’essence même se trouve dans sa propre universalité, son cosmopolitisme et son statut de Ville-Mère car berceau de ce codex juridique qui fonde et régule, aujourd’hui encore, toute société civilisée. Samedi 1er décembre 2007 : premier anniversaire de la politomachie de Beyrouth. La foule des fêtards était loin de rassembler ces multitudes qui avaient fait vibrer le centre-ville en diverses occasions. Mais fête il y avait. À la cathédrale Saint-Georges des maronites, on célébrait une surréaliste messe solennelle à la mémoire du 100e anniversaire de la mort de Mgr Debs, fondateur de ce haut lieu de l’éducation libanaise qu’est le Collège de la Sagesse. Liturgie pontificale solennelle en présence d’un représentant musulman du Premier ministre, au milieu d’une assistance chétive et clairsemée, mais tirée à quatre épingles comme il se doit. Une atmosphère étrange de fin de siècle ou de fin d’une époque. Au même moment, sur le parvis et aux alentours de l’église, l’ordre brun et l’ordre noir célébraient, bruyamment et de manière débraillée, le premier anniversaire du camping politomaque de la honte qu’ils appellent sit-in ou i’tissam. Morcelé, territorialisé, découpé, disséqué, déchiqueté, tailladé, broyé par la rage assassine des campeurs, le cœur de la capitale libanaise n’en finit pas de rendre l’âme depuis 12 mois. Et c’était donc l’occasion de célébrer ce premier anniversaire. Me promenant parmi les tentes de la politomachie éhontée, je me suis souvenu de ce que disait Socrate dans le Gorgias de Platon. Il y soutient que commettre l’injustice est pire que souffrir de l’injustice ; et ceci parce que faire de l’injustice aux autres est incompatible avec l’exigence d’être heureux car, pense-il, le plaisir est, par nature, identique au bien. J’ai voulu faire comme Socrate : parler à ces jeunes gens, dont la plupart ne sont même pas pubères, les initier aux premiers balbutiements de la notion de « recherche du bien commun », leur dire combien l’injustice qu’ils font subir aux institutions et aux commerces du centre-ville leur est nuisible à eux-mêmes. Au vu de l’éclat de leur regard, j’ai dû renoncer. Quant à vouloir éclairer la cervelle de leurs compagnes féminines, hurlant des slogans noir-divins ou orange-fachos, l’idée m’a paru aussi saugrenue que de demander à une plantureuse cantatrice wagnérienne de danser gracieusement la Mort du Cygne. Machiavel comparait la Cité à un corps vivant mais mortel. Souvent malade, parfois en bonne santé, la Cité est toujours fragile à cause de l’instabilité permanente de son équilibre interne. L’homme politique s’apparente, pour Machiavel, au médecin. « Le » politique est régulateur des conflits parce que sa démarche est analogue à celle de la clinique médicale. On n’a pas suffisamment étudié les métaphores médicales dont use Machiavel pour parler de la Cité. Une cité peut mourir de maladie, c’est-à-dire de la discorde qui désunit la communauté des citoyens lorsque les « grands » (qui veulent dominer) et les « petits » (qui ne veulent pas être dominés) ne trouvent plus le cadre juridique et légal adéquat pour gérer leurs conflits. Lorsque bafouer la loi et faire fi des textes de droit deviennent la règle de la vie en commun, on peut proclamer la mort de toute urbanité et de toute citoyenneté. C’est ce qui nous arrive. Douze mois se sont écoulés depuis que ce camping de la honte est venu porter l’estocade à la cité de Beyrouth après la longue série d’assassinats, de meurtres, de mutineries et de tentatives insurrectionnelles. Mais elle demeurait là, insolente, belle, rutilante, opulente : La Ville. Il y a un an, de redoutables fauves, tapis dans l’ombre des palais en deçà et au-delà des frontières, se sont abattus sur son centre afin de l’étouffer par le baiser de la lionne. Ces grands fauves ont déjà emporté leur part du butin, les morceaux de choix. Ne reste que le menu fretin, celui dont se contentent les charognards une fois que les maîtres se sont rassasiés. Le centre de Beyrouth était comme une charogne dépecée en ce 1er décembre. Ce premier anniversaire de la honte politomaque n’était finalement qu’une sarabande de gamins bruyants et de pauvres bougres qui ignorent jusqu’au sens du mot « charognard ». C’est ainsi que meurt la Cité : dans la banalité ordinaire et stupide d’une honte tellement ruminée qu’elle ne soulève plus aucune nausée salutaire. Article paru le mercredi 5 décembre 2007
Il existe une tauromachie, art qui consiste à tuer savamment, pour le plus grand plaisir d’un public assoiffé de sang, un animal qui ne demande qu’à vivre. Les aficionados de cet art, réputé viril, sont des mâles dominants dont le machisme est entretenu par des femelles dont les cris de fureur ressemblent plus aux hurlements des bacchantes de Dionysos qu’aux douces harmonies des...