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Souvenirs de guerre

Il a dit trente ? Trente ans en arrière ? Ça fera plaisir aux vieilles rombières au moins. Trente ans, je connais. J’avais ton âge. Et à ton âge, déjà, j’avais des ennemis. J’en avais plein ! Les Palestiniens, les Syriens, les nassériens, les Libyens. Une jolie brochette. Et un « progressiste » qui semblait chapeauter tout ça. Ce que l’on appelait pudiquement « les événements » au début, s’est rapidement transformé en un massacre à grande échelle, en une guerre ouverte où tout le monde trouvait le moyen de se battre contre tout le monde, dans la joie et la bonne humeur. Des petites batailles artisanales à la papa, des petits massacres du dimanche, de l’horreur en petites quantités d’où transparaissait l’amour du travail bien fait, on est vite passé à l’échelle industrielle : du fusil de chasse aux orgues de Staline, douce musique qui a bercé ma jeunesse. Une génération sacrifiée ? Pas seulement. Un pays entier immolé sur l’autel des ambitions des uns et des autres. Et voilà que l’on devient adulte trop tôt, le mot adulte en lui-même ne comportant essentiellement que sa dimension tragique. Rien d’autre n’a de l’importance. Les instants fondateurs d’une vie : regarder les filles par les trous de serrure, bien sûr. Mais regarder également, hauts comme trois pommes, des amoncellements de cadavres, sentant déjà la fin du monde à peine commencé. Faire des razzias dans les vergers des curés, bien sûr. Mais applaudir, de nos petites mains, les yeux brillants, au passage d’un ennemi en loques, traîné derrière une voiture à l’allure joyeuse. Aller à l’école, bien sûr. Mais mettre de côté son argent de poche pour acheter des cartouches, et s’entraîner à tirer. Apprendre, en même temps que les tables de multiplication, à démonter et à graisser une kalache ou une M16 les yeux bandés. Faire le tour des souks, à Beyrouth, pas encore détruits, acheter des tenues militaires et faire croire au vendeur du bord adverse, de la communauté adverse, que c’est pour les scouts ! L’esprit communautaire : rien d’autre qu’un esprit de meute, finalement. Une meute enragée, prête à en découdre, la paranoïa comme religion, le mépris et l’incompréhension comme pain quotidien. J’ai, comme de bien entendu, appartenu aussi à une meute. J’ai suivi aveuglément les miens, et j’ai aveuglément détesté les autres. Tous les autres qui, en une masse confuse, représentaient le danger, le péril immédiat. Dans ce jeu de miroirs, l’échange de bons procédés s’effectuait dans un équilibre tout oriental, et tout le monde pouvait cultiver le statut de victime ou de bourreau, selon l’humeur du jour, avec une bonne conscience qui force l’admiration. L’un dans l’autre, avec un savoir-faire sans cesse amélioré, et, l’abîme appelant l’abîme, nous avons réussi à nous offrir une jolie petite guerre. Photogénique en diable, elle est souvent parvenue à émouvoir le monde, il y a déjà trente ans, et à laisser ses acteurs de marbre. Productivité tout à fait acceptable : cent cinquante mille morts ! Pas mal pour un petit pays, hein ? Attends, dix-huit mille disparus ! évaporés ! Et deux cent mille blessés : deux cent mille personnes portant tous les jours les stigmates de cette équipée sauvage, s’adonnant aux joies des courses sur fauteuils roulants, dans les couloirs même de mon collège, où nous faisions les cent coups, du temps de l’insouciance. Tout cela n’allait pas sans une certaine poésie. Des lieux que je connaissais à peine sont devenus mythiques à mon oreille et à celles de beaucoup de Libanais. Galerie Semaan, Chevrolet, le passage du Musée, la route de Damas, les souks, des lieux de passage et de mort subite. Le royaume des francs-tireurs, grands courageux devant l’Éternel, qui anéantissaient une famille comme on craque une allumette. Et des anonymes, qui finissent par connaître leur quart d’heure de célébrité, qui égrènent les noms des lieux d’une voix émue, fidèles à une mission d’une importance suprême : Galerie Semaan, praticable et sûre, le passage du Musée, praticable mais non sûr, le pont Riad el-Solh : non praticable et non sûr. Les deux premiers cas de figure te laissaient des options presque ouvertes, à tes risques et périls. Non praticable et non sûr voulait absolument dire : reste à la maison, espèce d’inconscient ! Je ne sais plus le nom de ce présentateur de la météo des obus (Charif el-Akhawi – NDLR), mais sa voix résonne encore aujourd’hui dans ma tête, une voix douce et neutre, perdue dans ce chœur d’assassins. Dès cette époque, on a voulu donner un coup de pouce à l’économie du déménagement. Tout le monde s’y est donné à cœur joie. De mosaïque, le Liban s’est mué en un damier à deux cases, aussi grises l’une que l’autre. Uniformité et pensée unique. Formatage confessionnel intégral. Fascisme dominant de la haine de l’autre. L’autre que l’on prétendait ne pas comprendre, et à qui l’on prêtait la même infirmité de la comprenette, l’autre avec lequel pourtant, encore la veille, on partageait beaucoup. On nous a dès lors gratifié d’une trouvaille bien précieuse, la « ligne de démarcation ». muraille invisible mais bien réelle, séparant l’inséparable, coupant en deux ce qui n’a de sens qu’entier. L’ordre milicien, avec la bénédiction de ses mécènes, était en marche. Séparer, diviser, massacrer, piller, insulter, humilier, rien n’a été épargné à ce pauvre peuple, qui trouvait, et trouve encore le moyen d’applaudir à sa propre déchéance. Un beau jour, on est moins petit que d’autres. On est en âge de se voir confier une mission. Toujours d’une importance capitale. On sait que l’issue de la guerre en dépend. On sait que l’avenir du pays en dépend, et peut-être même celui du Moyen-Orient. Un adulte quelconque, que tu appelles tonton, te désigne du doigt. Tous les adultes s’appellent tante et tonton. Oui, tonton ? Tu vas faire le tour du village, information urgente ! Nous venons d’apprendre que l’eau a été empoisonnée par les Palestiniens. Tu vas voir tout le monde et tu les préviens : interdit de consommer l’eau ! Tiens, prends ça avec toi. Ça ? Merde, je n’ai jamais vu un truc aussi grand et aussi inutile! Bien sûr, on avait déjà fait des cartons avec des fusils de chasse, des carabines, mais le « ça » en question était une mitraillette automatique aussi grande que moi. J’avais presque besoin d’un caddy pour la trimballer. Un FAL de fabrication belge, si je ne me trompe pas. Cette arme était censée me donner un minimum d’autorité, mais, en réalité, elle me donnait un air ridicule, comme si j’avais encore besoin de ça, dans mon treillis des surplus d’une quelconque armée en déroute. Malgré cela, les habitants du village, qui me connaissaient tous, évidemment, m’accueillaient avec une certaine forme de respect tout à fait inédite. Parce que je poussais, un peu prématurément, la porte du monde des adultes, ou parce que je portais les attributs visibles de « l’autorité ». tu te rends compte ?! J’étais à peine plus grand que toi, et je me prenais au sérieux. Pire, les grands me prenaient au sérieux. Je n’ose croire aujourd’hui que j’ai pu susciter une quelconque crainte chez tous ceux-là qui m’ont vu grandir ! Mais non, bien sûr que non. Je participais juste d’une dérive à laquelle tout le monde, ou presque, s’abandonnait. Il ne faut pas la boire ? Bon, d’accord. Ne pas l’utiliser du tout ! Ah, là, c’est plus compliqué. Ça nécessite des explications, des éclaircissements, que je n’avais évidemment pas. On m’avait bien donné le nom d’un réservoir, d’un nœud de canalisations, que je ressortais fidèlement. Beaucoup avalaient le truc sans piper mot. Oui, d’accord, tenez-nous au courant, que Dieu vous protège, et comment va ta maman ? Avec d’autres, c’était un peu plus dur. Mais non, tu te trompes, notre village ne dépend pas de ce réservoir, qui t’a raconté ces salades ? Salim ? Je vais l’appeler tout de suite. Rentre chez toi, tu n’as pas de devoirs à faire ? Fais gaffe avec ce fusil, et salue ton père pour moi. C’est peut-être ça qui m’a sauvé, précisément. C’est peut-être ce regard d’adultes lucides, et il n’y en avait pas beaucoup, qui persistaient à me prendre pour ce que j’étais : un enfant. Oui, j’étais un enfant, mais je colportais déjà les rumeurs auxquelles, du moins au début, je croyais dur comme fer. J’étais une cinquième colonne à moi tout seul ! De toutes les manières, l’ennemi était capable de tout. Mais la guerre n’était pas une rumeur, pas seulement. Le bruit du canon était bien réel, Beyrouth s’embrasait, la montagne s’embrasait, les massacres succédaient aux massacres. Si un tonton te désigne du doigt, regarde ailleurs. Sacha ABOUKHALIL Chirurgien-dentiste
Il a dit trente ? Trente ans en arrière ? Ça fera plaisir aux vieilles rombières au moins. Trente ans, je connais. J’avais ton âge. Et à ton âge, déjà, j’avais des ennemis. J’en avais plein ! Les Palestiniens, les Syriens, les nassériens, les Libyens. Une jolie brochette. Et un « progressiste » qui semblait chapeauter tout ça.
Ce que l’on appelait pudiquement «...