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Actualités - REPORTAGE

Le Liban et la Confédération helvétique : au-delà des clichés, quelques vraies similarités Cette insoupçonnable Suisse Élie FAYAD

Il y a les Alpes, le chocolat, les montres, la Croix-Rouge, une bonne partie des médicaments que nous avalons… et tout le reste. C’est-à-dire, entre autres, le fédéralisme, la neutralité, le secret bancaire. Sans oublier le statut privilégié de troisième pays le plus riche du monde, après le Luxembourg et la Norvège. La Suisse, c’est tout cela et bien davantage. Car au-delà des clichés que la planète entière rabâche depuis toujours à propos de ce paisible petit bout de terre entouré de grosses pointures, découvrir la Suisse politique, c’est surtout apprendre comment un peuple est parvenu à forger son destin unique – dans les deux sens du terme – en conservant intacte son extrême diversité. Mieux encore : à accéder à l’unité véritable sans se départir de la moindre parcelle de chacune de ses identités premières. Concrètement, cela signifie que pour un citoyen suisse l’allégeance à la patrie unique ou, si l’on veut, la fierté d’être suisse est parfaitement compatible avec d’autres allégeances, d’autres fiertés : celles d’être vaudois, valaisan, zurichois ou tessinois ; catholique ou protestant ; romand, alémanique, italien ou romanche. Aucune de ces appartenances n’est censée être bridée pour que l’autre vive. Voilà de quoi mettre l’eau à la bouche de l’homo libanicus, cet être tout aussi pluriel et qui, à l’instar de l’Helvète d’il y a plus de cent cinquante ans, n’en finit pas de se débattre dans sa recherche désespérée d’une formule de compromis viable qui réconcilierait ses diverses allégeances, qu’elles soient verticales ou horizontales ; politiques, religieuses ou culturelles. Conscient de cet appétit libanais pour la recette helvétique, le gouvernement suisse, par le biais de deux de ses représentants, l’émissaire spécial Didier Pfirter et l’ambassadeur à Beyrouth François Barras, a mis au point un programme ambitieux, « Connaître la Suisse politique », destiné à familiariser le public libanais avec les mœurs politiques de la Confédération. Sans même tenir compte de sa teneur, si ce programme témoigne de quelque chose, c’est que contrairement à de nombreux Libanais, de plus en plus enclins à désespérer de l’avenir de leur pays, les responsables suisses, eux, y croient. Le premier acte a consisté, en septembre, en une tournée en Suisse d’une délégation de journalistes libanais représentant l’essentiel des médias écrits et audiovisuels du pays, parmi lesquels L’Orient-Le Jour. Cette tournée, à laquelle les deux diplomates ont pris part de manière quasi permanente, comprenait des rencontres avec de nombreux responsables politiques, députés, historiens et universitaires suisses. La connaissance qu’ont quelques-uns d’entre eux des réalités libanaises a surpris les journalistes libanais. Une nation et des clivages De la Genève « internationale », autre capitale des Nations unies, à la « métropole » zurichoise, en passant par Fribourg, véritable joyau du gothique médiéval ; Berne, la capitale, dont la réputation de ville « endormie » est quelque peu à reconsidérer ; Morat (Murten en allemand), la petite cité alémanique en plein canton romand ; Bâle l’européenne, aux confins de trois pays, et enfin le canton des Grisons, tout à l’est, véritable Suisse de la Suisse avec ses trois langues officielles (romanche, allemand et italien). Un itinéraire comme un autre, le constat ne pouvant de toutes les façons qu’être le même : dans les vingt-six cantons qui forment ce pays, la Suisse est partout chez elle. Il ne s’agit nullement ici d’un melting pot à l’américaine. Pas plus que de « terre promise », de messianisme civilisateur ou d’épopée colonisatrice. Par un hasard de l’histoire, au lendemain de la chute de l’Empire romain d’Occident, des cultures et des croyances diverses se sont installées côte à côte dans ces vallées où se rencontrent les mondes latin et germanique et, après des siècles de confrontation et de mercenariat au service des puissances voisines, sont finalement parvenues à s’associer pour fonder une patrie durablement apaisée. Officiellement, la Confédération helvétique est née en 1291, avec le serment de Grütli. Mais il faudra attendre le milieu du XIXe siècle – en 1848 très précisément – pour que les Suisses mettent enfin un terme à leurs discordes et construisent leur système politique dans son visage actuel, plus de trente ans après que le Congrès de Vienne leur eut conféré le statut de neutralité. Contrairement à une idée reçue, les divisions linguistiques en Suisse sont loin d’avoir été les principaux ferments de troubles durant les périodes d’instabilité politique. L’opposition entre la ville et la campagne, le clivage religieux séparant catholiques et protestants et, dans la première moitié du XIXe siècle, le conflit entre libéraux et conservateurs exacerbaient bien davantage les tensions. Pendant longtemps, ce sont ces critères-là qui ont le plus contribué à façonner les cantons suisses. Comme le souligne François Barras, originaire du canton de Valais, une région mixte sur le plan linguistique (français et allemand) mais presque uniformément catholique, la différentiation sur la base de la religion y a toujours été dans le passé bien plus déterminante que le bilinguisme. Ce n’est qu’avec, d’une part, le recul de l’impact religieux – phénomène global à l’échelle de l’Europe, entamé voici une quarantaine d’années – et, de l’autre, le développement des médias audiovisuels que la différence linguistique a pris le dessus au cours des dernières décennies. La télévision, avec ses icônes, ses stars et son infraculture, crée ainsi aujourd’hui des fossés entre francophones, germanophones et italophones, pas entre catholiques et protestants. Rétrospectivement, cette mutation explique en grande partie les difficultés actuelles d’un État comme la Belgique, dont la création, en 1830, n’était due qu’au fait que les Flamands néerlandophones se sentaient à l’époque plus proches des Wallons francophones, catholiques comme eux, que de leurs « frères » de langue des Pays-Bas actuels, qui, eux, étaient protestants. Un « modèle » à imiter ? Mais la Suisse n’est pas la Belgique. Avec la démocratie semi-directe qui y est pratiquée avec succès, elle ne ressemble à aucun autre État de la planète. Pourrait-elle donc servir de « modèle » pour des pays à population de nature composite, comme c’est le cas du Liban ? Tout au long du voyage, un leitmotiv revenait inlassablement dans la bouche des interlocuteurs suisses, en particulier l’ambassadeur Barras : il ne saurait être question de modèle et de copie. Chaque État, chaque peuple, a son histoire, sa culture, sa spécificité, sa vérité. Simplement, il arrive que dans des situations présentant des similarités il peut être utile et enrichissant de se pencher sur l’expérience des autres, sans pour autant singer leurs recettes. Connaître la Suisse politique est effectivement un inestimable enrichissement pour l’esprit de tout Libanais réfléchissant sur les moyens susceptibles de remédier en profondeur aux problèmes endémiques du pays du Cèdre. Non pas tant en ce qui a trait au système politique à proprement parler et au fonctionnement des institutions, mais plutôt en ce qui touche à la philosophie du contrat de base qui fonde l’entité helvétique. Le Liban, comme la plupart des États de la planète (à l’exception du monde anglo-saxon), a été nourri au lait de la révolution française et de ses conséquences. Le rayonnement de l’idée nationale telle qu’elle a été forgée en France tout au long du XIXe siècle a tellement pesé sur les esprits que des générations entières d’intellectuels étaient parfaitement incapables de se soustraire à ses schémas centralisateurs. Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui refusent toujours d’admettre que des paliers intermédiaires d’allégeance entre le citoyen et la nation puissent avoir droit de cité. L’image typiquement française de l’instituteur envoyé par son ministère dans un village à cinq cents ou mille kilomètres de la capitale pour y répandre les valeurs universelles de la République demeure, aux yeux de beaucoup, l’unique modèle à suivre pour qui veut forger une « vraie » nation. Une leçon à apprendre jusqu’au bout C’est parce que l’on reste intellectuellement enfermé dans ce schéma que, dans un pays comme le Liban, la nature composite de la société reste plutôt mal vécue sur le plan politique et officiel. On veut bien répéter que cette variété est une richesse pour le Liban et qu’elle fait de ce pays une « nation-message », il n’en reste pas moins que la traduction institutionnelle de cet état de fait n’est tolérée que dans la mesure où elle est installée dans le « provisoire ». Que de discours politiques commencent par cette expression : « Je n’aime pas le confessionnalisme, mais … » Certes, il ne s’agit nullement ici de faire l’éloge du système confessionnel libanais tel qu’il est. Ni d’inciter au remplacement d’un modèle national (français) par un autre (suisse). Et encore moins de promouvoir un système politique quelconque, unitaire, fédéral ou confédéral. Ce dont il s’agit plutôt, c’est de tenter d’engager le débat sur les possibilités de forger un modèle proprement libanais, viable pour une nation apaisée, et qui ne s’interdirait pas d’aller quérir hors des frontières des expériences historiques présentant quelques similarités. La « Suisse de l’Orient » finirait peut-être par mériter un peu plus son improbable surnom, si elle daignait jeter un coup d’œil sur son « alter ego » d’Occident. Que l’on ne se méprenne surtout pas. Les relations franco-libanaises remontent à saint Louis. Rien ni personne ne pourra jamais les nier ou les remettre en cause. De plus, le rôle de Paris au pays du Cèdre est aujourd’hui, et sur tous les plans, plus central que jamais. Mais tout cela ne rend pas l’expérience libanaise similaire à l’expérience française, d’autant que, de nos jours, la France elle-même change de visage et tend à s’écarter progressivement du modèle universel qu’elle avait jadis façonné. Avec la Suisse, le fil des liens historiques est, certes, bien plus ténu. Pourtant, les similarités sont réelles, à commencer par la nécessité vitale ici et là de gérer les différences à l’intérieur de la société, plutôt que par le secret bancaire, une caractéristique commune somme toute assez superficielle. Qu’il soit romand, alémanique ou italien, le citoyen suisse a appris au fil des siècles à laisser de l’espace à « l’autre ». Le Libanais apprend, mais il n’est pas encore parvenu au bout de la leçon. La connaissance qu’ont les Libanais de la patrie de Guillaume Tell et de ses mœurs politiques demeure très limitée. Un bref séjour à Genève, Berne, Bâle et Zurich montre que le Liban a tout à gagner à la développer.
Il y a les Alpes, le chocolat, les montres, la Croix-Rouge, une bonne partie des médicaments que nous avalons… et tout le reste. C’est-à-dire, entre autres, le fédéralisme, la neutralité, le secret bancaire. Sans oublier le statut privilégié de troisième pays le plus riche du monde, après le Luxembourg et la Norvège.
La Suisse, c’est tout cela et bien davantage. Car...