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Actualités - OPINION

Impression Cadavres exquis

Curieusement, cela faisait bien longtemps qu’au Liban, le mot « guerre » n’avait eu pour corollaire le mot « armée ». Nos guerres furent des guerres de milices, de volontaires, de désespérés, des guerres improvisées, passionnées, pathologiques. Elles ont marqué notre mémoire collective de scènes honteuses que nous sommes convenus de refouler. Il y eut des têtes coupées portées en procession sur des piquets comme aux jours les plus barbares de la Révolution française. À peine sortie de l’enfance, j’ai moi-même vu de mes yeux une femme vêtue de noir s’acharner à la hache sur des cadavres empilés en vrac au dos d’une camionnette. Elle achevait à sa manière instinctive et brutale de punir ceux qui avaient tué les siens. Les dépouilles n’en menaient pas large avec leur peau livide et leurs plaies qui refusaient de saigner. Je me souviens de la liesse qui accueillait ces tristes trophées. Cette joie terrible, toujours au bord des larmes, qu’apporte le soulagement. Jusqu’au centième jour de Nahr el-Bared, nous n’avons vu de la bataille que ce que les médias ont pu nous en montrer. Des colonnes de flammes et de fumée, des scènes spectaculaires de béton broyé et puis des cercueils bordés de drapeaux, épinglés de médailles, des portraits géants de jeunes conscrits au regard candide. Des fleuves de larmes. Sinon, pas une tache de sang. Tout ce qui n’était pas dans le périmètre immédiat du camp maudit ne semblait souffrir que d’une douleur lointaine, une blessure en écho, de celles qui n’empêchent pas de vivre. Il faut voir dans ce phénomène toute l’abnégation d’une armée de métier qui n’a fait que son devoir sans chercher à se donner en spectacle, pour qu’ailleurs, justement, la vie continue, presque normale. Tout à coup, gros plan cauchemardesque sur le cadavre exorbité de Chaker el-Absi. Quotidiennement, dès la dernière phase de cette guerre, une même question a taraudé l’opinion : qu’est devenu Chaker el-Absi ? Le chef de Fateh el-Islam est-il mort, a-t-il feint de disparaître pour éviter de négocier ? L’on frémissait à l’idée qu’il ait pu s’enfuir. Quelle haine absurde, quel contrat létal, quelle cause désespérée le poussaient-ils à tenir jusqu’au bout de ce vain combat ? Le visage voilé d’un keffieh, chaussé de lunettes, de cet homme qui brandissait son arme pour unique raison, nul, hormis ses proches, ne pouvait le reconnaître. Aussi, ce profil de Castro, qui plus est défoncé, ce torse empâté de mâle privé d’exercice, plus apte sans doute à diriger les combats qu’à y prendre part, ce cadavre qu’on nous donne en pâture, nous ne savons qu’en penser. Cela fait mal et cela soulage. Cela est indigne et cela est juste. En vain cherchons-nous quelque sentiment de compassion dans notre vieille réserve d’humanité. Trophée ou pantin, preuve ou leurre, la science tranchera. En attendant que Dieu se charge de cette âme, il nous reste à reprendre notre souffle. L’été tire à sa fin. Les enfants, fuyant nos faces de carême, ont épuisé tous les jeux. À l’heure où le soleil rosit leurs joues et brasse dans les brumes déclinantes de géants écheveaux de guimauve, ils sont pourtant loin de déclarer forfait. Huit à douze ans, les chères bouilles où sueur et poussière s’encroûtent en sillons prennent un air angélique. Sagement assis autour d’une table ronde, espiègles chevaliers des coups pendables, ils s’esclaffent de temps en temps. Qu’ont-ils encore inventé ? On s’approche avec méfiance. Un ruban de papier circule. Miracle ! Ils écrivent. Chacun son tour, sans savoir ce que note l’autre : sujet, adjectif, verbe, complément... en pliant soigneusement la feuille à chaque étape : « Un petit chocolat vert danse la salsa au supermarché. » « Le castor jaune déplie l’univers sous une tente. » Il y a bien longtemps, Marcel Duhamel, Jacques Prévert, Yves Tanguy et André Breton avaient trouvé les premiers : « Le cadavre exquis boira le vin nouveau. » Il est aussi des cadavres joyeux qui ont heureusement la vie longue. Fifi ABOU DIB
Curieusement, cela faisait bien longtemps qu’au Liban, le mot « guerre » n’avait eu pour corollaire le mot « armée ». Nos guerres furent des guerres de milices, de volontaires, de désespérés, des guerres improvisées, passionnées, pathologiques. Elles ont marqué notre mémoire collective de scènes honteuses que nous sommes convenus de refouler. Il y eut des têtes...