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RÉQUISITOIRE Donnez-moi une patrie Louis INGEA

Le répertoire de mes qualificatifs s’avère trop pauvre pour décrire la déchéance que nous vivons en ce moment au Liban. La corruption, non pas tant au niveau des gens qu’à celui de la logique elle-même, a atteint un tel degré de pourriture qu’il devient difficile d’amorcer le moindre raisonnement. Je me demande même à quoi me servirait d’écrire quelque commentaire que ce soit. Car au point où nous en sommes, en matière de gestion de notre chose publique, l’absurdité le dispute au cynisme et l’inconscience à l’incompétence. Il y a longtemps, très longtemps que, navré en tant que citoyen de bonne volonté, je constate la lente décomposition de cette république artificiellement concoctée, à l’origine, par des responsables à courte vue. Je ne vais pas glisser, que l’on se rassure, dans un cours d’histoire trop éculé, pour avoir à rappeler la légèreté politique avec laquelle furent traités de toutes parts et la « Question d’Orient » et le problème de ses minorités religieuses. Que l’appellation « minorités religieuses » soit, de grâce, bien replacée dans son contexte. Car il ne s’agit pas tant ici de l’octroi de privilèges aux adeptes d’une doctrine quelconque que du respect dû à une philosophie de la vie quotidienne, à un mode de civilisation propre à des populations marquées depuis des siècles par le sceau de leurs traditions et de leur foi. Ces « ayants droit », qui ne constituent pas forcément la majorité des chrétiens d’Orient, aspiraient et aspirent toujours à une nation au sens technique du terme. Dans leur mental, les questions premières et dernières que se pose l’être humain au sujet de sa vie sur terre et de ce qu’il suppose de l’au-delà se conjuguent sans se mélanger. La politique et la religion occupent dans leur intellect des cases bien distinctes : d’où la possibilité de concevoir une nation laïque tout en laissant à chacun la liberté de célébrer le Créateur selon les méthodes ou la confession qui lui conviennent le mieux. Or le choix de notre destinée politique, avéré défectueux par la suite, fut décidé dès 1920 sans prendre en compte distinctions ou nuances. L’enfer, nous le savons tous, est pavé de bonnes intentions. On a donc trouvé bon de jeter pêle-mêle, dans une république d’opérette et selon les goûts et la cupidité des divers groupements, des citoyens en puissance qui, quoique parlant une même langue et jouant de la même musique, n’avaient pas en commun le même clavier. Pour une partie des Libanais, en effet, l’idée d’une séparation cartésienne entre État et religion n’était pas encore envisageable. Notre culture arabe et orientale, inféodée depuis la nuit des temps à l’esprit de clan et au culte de la personnalité, n’autorisait pas les clivages nécessaires à l’édification d’une nation au sens plein du mot. Certains, par exemple, faisaient déjà partie d’une « oumma », cette nation-mère que nulle nation, selon les critères du reste de l’humanité, ne peut occulter. Et l’on a enfermé, tels des moutons dans une bergerie, tout ce beau monde en vrac, en lui souhaitant hypocritement bon séjour. Un siècle s’est pratiquement écoulé depuis. Un siècle tout au long duquel le voisin le plus immédiat, nouvellement né lui aussi, n’aura jamais digéré cette solution bâtarde imposée, selon lui, aux Libanais contre leur gré. Sauf que nul ne mesurait encore la sourde hostilité qui allait en résulter. Voilà pourquoi, discréditer et tenter sans relâche de vider de son essence la formule libanaise devint, pour ce voisin, l’unique but à atteindre. Il y employa tous les moyens, mais la recette restait la même. Et quelle que fut la nature de ses régimes successifs, une seule constante : rendre inopérante la formule libanaise et obtenir, sinon l’adjonction pure et simple du territoire libanais, du moins l’alignement de nos politiques régionale, internationale, financière et économique sur les critères dirigistes et étroits qu’« on » avait choisi de suivre. Sans excuses ni rémission. Nous connaissons la suite. Si le Liban a pu surmonter les crises de 1943, 1958 et même 1975 de sinistre mémoire, ce fut uniquement dû au fait que les moyens mis en œuvre (nationalisme arabe, revendications nassériennes, drame palestinien) n’avaient jamais été intelligemment choisis par les hérauts de l’époque. Pour le malheur des Libanais, seul un esprit retors, comme le monde de l’Orient n’en avait jamais produit, avait la possibilité de faire triompher toute la rancœur et toute la jalousie entassées de longue date outre-frontières. Hélas, son avènement eut effectivement lieu ! Pourtant, dans notre république d’opérette, la formule « poudre aux yeux » avait eu le temps d’initier sa lente métamorphose. Beaucoup parmi les non-chrétiens avaient fini par apprécier les bienfaits de la vie plurielle. Les relations d’interdépendance, tant commerciales que culturelles, voire même ethniques, commençaient à cimenter entre elles les diverses couches de cette population hybride, passionnée et riante. On a porté les mêmes vêtements, mangé parfois dans le même plat, partagé plaisirs et peines, espéré les mêmes lendemains. Une nation bourgeonnait. Mais au jour maudit où, sous prétexte de nous « embrasser », l’armée de la tutelle vint étouffer nos velléités nationales, nous nous sommes enfin aperçus de la ruse du pompier-pyromane dont l’entreprise géniale allait faire école. Il fut ainsi facile, comme cela arrive d’ailleurs partout dans le monde, d’acheter les consciences, de brandir l’étendard de la lutte contre l’Israélien, de s’implanter au cœur du réduit libanais. Et cela, pour aplanir sous la houlette de l’occupant tous les obstacles prétendûment érigés face aux appétits louches des chantres d’un arabisme dépassé. Ironiquement, entre-temps, la marche de la mondialisation avait implanté ses jalons jusque dans les déserts les moins explorés. Passons, en attendant, sur la stratégie criminelle des derniers représentants d’un âge révolu. Sur les tueries individuelles ou collectives censées assurer le vide politique souhaité. Sur les dissensions savamment et méticuleusement distillées dans les rangs d’un même groupe, d’une même famille. Sur la mainmise totale dans les rouages des services de renseignements, de l’armée, de l’administration civile. Sur le pillage enfin de toutes les ressources financières d’un pays déjà exsangue. Un esprit lucide se serait posé la question de savoir pourquoi, dans ce cas, la réaction populaire se faisait attendre. Tout simplement parce que cette population indisciplinée et jouisseuse se divise elle-même en trois parties, également inefficientes. La première, minoritaire mais agissante, obnubilée par son allégeance au panarabisme, reste convaincue qu’un Liban libéral et ouvert au monde, dont elle se soucie comme d’une guigne, constituerait le talon d’Achille de la « oumma » et en démolirait le prestige. La deuxième, tout aussi minoritaire, crapuleuse et couarde de surcroît, compose volontiers, contre récompenses sonnantes, avec la propagande pernicieuse et les services secrets de qui l’on sait. La troisième et dernière partie, de loin sans doute majoritaire, est malheureusement victime de la plus inguérissable des maladies : l’impuissance. Non encadrée, craintive, attachée à ses petits ou gros bénéfices, bourgeoisement pacifiste, elle s’est toujours contentée de voir venir. Majorité silencieuse et soumise, inconsciente de son propre pouvoir de dissuasion : conditions idéales, comme on le comprend, pour le « tuteur sournois » qui profitait de ces atouts-là. Jusqu’au jour où le loup-garou, ne craignant plus l’erreur, commit la faute... et l’on vit le déferlement des foules sur la place publique, un certain 14 Mars. Ce jour-là, nous avions vraiment cru au salut du Liban, leurrés comme à chaque fois par les apparences. Jamais la conjoncture ne fut autant favorable. Qu’on en juge ! Une opinion mondiale révoltée, prête à favoriser nos légitimes aspirations. L’Organisation des Nations unies sur pied de guerre, proposant son aide et la création d’un tribunal international ad hoc. Les exilés, de retour. Les incarcérés, libérés. Dans la rue, sunnites, chrétiens et druzes, entonnant d’une même voix le chant du Cèdre. Un gouvernement démissionné. Un autre, hâtivement mis en place. La grande muette, consentante. Les créanciers, prêts à prolonger leur attente et les investisseurs, de nouveau alléchés. Mais surtout, par-dessus tout, le miraculeux départ en catimini des troupes honnies. Pour la première fois depuis cent ans, l’événement unique. Pouvait-on espérer mieux ? Hélas ! Négligeant les leçons de tout un siècle de misères politiques, ceux sur qui le peuple devait compter ne se montrent pas alors à la hauteur de leur mission. Magnétisés par ce changement radical garantissant enfin la fondation d’une vraie nation, nos édiles en sont restés à la griserie du moment, irresponsablement oublieux de la nécessaire mobilisation des énergies. Ouverts, les nouveaux horizons, ouverts également tous les appétits. Et vive la résurgence des rivalités de clocher ! Et le rappel des comptes à rendre et les sempiternelles chicanes électorales assorties de coups de Jarnac, et l’indécrottable réapparition de toutes les mesquineries, de tous les faux-fuyants, de toutes les bassesses inscrits dans nos gènes. Manque de culture, tout simplement ! C’est désespérément trop, n’est-ce pas ? Alors que le Libanais que je suis, que vous êtes, n’espérait qu’un premier pas vers la décence civique, il n’a eu droit qu’au spectacle affligeant (à quelques exceptions près) d’une bande d’irresponsables, friande de réunions fumeuses, dont il ne ressortait que des exclusives sans programmes précis. Il ne faut plus s’étonner, par conséquent, du revirement actuel de la situation. Coincés entre l’ennemi du Sud et les faux frères du Nord, minés par une cinquième colonne qui ressaisit sa chance au vol, menacés par les visées d’un nouvel ogre régional capable de tirer les ficelles de ses marionnettes locales, nous subissons coup sur coup l’agression barbare du premier et l’inénarrable félonie des autres dont le comportement fait tache d’huile et risque d’anéantir une fois pour toutes le pays qui aurait dû être le nôtre. Il manquait à notre infortune l’assassinat de la fleur de notre jeunesse. Aujourd’hui, c’est chose faite ! Atroce injustice du destin ! Le tunnel où nous nous trouvons engouffrés depuis trente ans ne semble pas avoir d’issue. Alors ? Fuir la terre sur laquelle je suis né ? Hurler dans la nuit ? Descendre dans la rue ? Maudire ? Menacer ? Crier ? Me renier ? Me suspendre ? Il y a plus terrible que d’avoir faim ou soif. On a vu des gens réduits à mâcher des feuilles d’arbre ou boire à même le ruisseau pour essayer d’y pallier. Tandis que l’insécurité est un fléau total. Car rien, absolument rien ne peut, dans ce cas, atténuer le sentiment de peur qui vous enveloppe. La peur du chaos, la peur du vide à cause duquel l’esprit lui-même cessera de fonctionner. Aussi, pour ne pas atteindre ces bas-fonds et au nom du droit à la vie, vivement, s’il vous plaît, que l’on me donne une patrie. Louis INGEA Architecte d’intérieur Article paru le Mercredi 8 août 2007
Le répertoire de mes qualificatifs s’avère trop pauvre pour décrire la déchéance que nous vivons en ce moment au Liban.
La corruption, non pas tant au niveau des gens qu’à celui de la logique elle-même, a atteint un tel degré de pourriture qu’il devient difficile d’amorcer le moindre raisonnement. Je me demande même à quoi me servirait d’écrire quelque commentaire que ce...