Rechercher
Rechercher

Actualités

Pourquoi un tribunal pénal international ? Mettre fin à la culture de l’impunité Par Béatrice PATRIE * Députée européenne

La question du tribunal international constitue pour le Liban d’aujourd’hui une sorte de paradigme dans la mesure où elle exprime tout à la fois la manière dont le pays se perçoit et se projette dans son avenir national, mais également dans son contexte régional, et plus largement international. Dès les premiers moments de stupeur passés, les manifestations de mars 2005 avaient vu émerger, parmi les mots d’ordre scandés, l’appel à la vérité. En français, en arabe, en anglais, la foule rassemblée à l’invitation de l’opposition réclamait toute la lumière sur les circonstances de l’assassinat de l’ancien Premier ministre. « Vous voulez la vérité ? avait interrogé Marwan Hamadé, qui demeurait marqué dans sa chair par l’attentat qui l’avait lui-même frappé quelques mois plus tôt. La vérité est limpide. Le monde et le Liban connaissent bien les tueurs. Ils les connaissent par leur nom et leur grade. » Ce n’était pas la première fois, loin s’en faut, que le Liban était frappé par un événement de ce genre : le pays a, malheureusement, une longue tradition d’assassinats politiques. Mais le désir de vérité et de justice était cette fois si fort qu’il n’avait pas tardé à être entendu par la communauté internationale. Le 7 avril 2005, dans sa résolution 1595, le Conseil de sécurité de l’ONU déclarait : « Le peuple libanais est unanime à exiger que les responsables soient identifiés et répondent de leurs actes », demandant « au gouvernement libanais de traduire en justice les auteurs, organisateurs et commanditaires de l’attentat du 14 février 2005 ». Constatant que la mission chargée de l’établissement des faits sur les circonstances, les causes et les conséquences de l’attentat avait relevé de graves insuffisances du côté libanais en raison d’un manque de moyens et de l’absence de volonté d’aboutir, l’autorité onusienne avait immédiatement nommé une commission d’enquête internationale indépendante. Le tableau était planté : de prorogation en prorogation, chaque fois sollicitée par le Premier ministre Fouad Siniora, la commission d’enquête a poursuivi ses investigations jusqu’à ce jour, sous la houlette d’abord du procureur allemand Melhis puis du juge belge Bramertz. Très rapidement ensuite, l’idée de mettre en place un tribunal à caractère international (TI) s’était imposée sur la scène politique libanaise et internationale. Répondant à une requête adressée le 13 décembre 2005 par Fouad Siniora, le Conseil de sécurité avait mandaté le 29 mars 2006 (résolution 1664) son secrétaire général pour « négocier avec le gouvernement libanais la création d’un tribunal international fondé sur les normes de justice pénale internationale les plus élevées ». Pendant toute l’année 2005, les assassinats politiques n’avaient pas cessé pour autant : le 2 juin, le journaliste Samir Kassir était mort par l’explosion d’une bombe dans sa voiture ; le 21 juin, l’ancien chef du Parti communiste Georges Haoui était décédé dans les mêmes circonstances ; le 12 décembre, le député Gebran Tuéni, directeur du journal an-Nahar, avait péri dans un attentat également mortel pour trois autres victimes. Répondant à l’indignation soulevée après ce dernier crime, le Conseil de sécurité avait ordonné l’élargissement du mandat de la commission internationale d’enquête à « l’ensemble des attentats terroristes » commis depuis le 1er octobre 2004, incluant ainsi l’attentat perpétré à l’encontre de Marwan Hamadé. Dès lors, l’affaire du TI n’avait jamais plus quitté les débats de la scène politique libanaise. Officiellement, tout le monde, majorité et opposition incluses, était favorable à son principe. La question avait été discutée durant les deux sessions du « dialogue national », au printemps et à l’automne 2006, au cours desquelles les leaders politiques de tout bord s’étaient mis autour d’une table pour tenter de trouver des convergences sur les principales questions d’intérêt national pour le Liban : souveraineté, frontières, armes de la résistance et départ du président Lahoud. Le dossier avait fait son chemin depuis que le gouvernement Siniora avait décidé de mandater deux magistrats libanais à New York afin d’entamer une concertation entre le gouvernement libanais et les autorités onusiennes sur le futur statut du tribunal international. Cette décision avait d’ailleurs été prise en présence du président Lahoud, qui présidait, ce jour-là, la réunion du Conseil. Un avant-projet précisant le profil et le cadre d’intervention du tribunal international avait été rédigé et porté à la connaissance du Conseil de sécurité de l’ONU ainsi qu’aux autorités libanaises. Le document devait être discuté et approuvé par le gouvernement avant d’être soumis au Parlement. Or, dès après l’annonce, par Fouad Siniora, de l’inscription à l’ordre du jour du Conseil du débat sur le tribunal international, les cinq ministres Amal et Hezbollah avaient démissionné, officiellement en raison du refus opposé par le Premier ministre de composer un gouvernement d’unité nationale dans lequel l’opposition disposerait d’une minorité de blocage. Il était évident, cependant, que la perspective du TI ne pouvait être étrangère à ce qui s’apparentait à une stratégie d’obstruction, confortée par la décision de Nabih Berry, président de la Chambre, de ne plus convoquer l’assemblée parlementaire, ce qui avait entraîné, ipso facto, non seulement une crise politique majeure, mais aussi l’impossibilité d’obtenir un accord de la part du Liban sur l’acte, à valeur de traité, instituant le TI Le récit de cette chronologie est intéressant à rappeler dans la mesure où il détermine assez clairement les enjeux et les perspectives de mise en place de cette juridiction de l’ordre international. Quels sont les objectifs du tribunal ? Juger les assassins, au sens large du terme, de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, de Bassel Fleihane, qui l’accompagnait, de leur entourage de ce jour-là, mais également les auteurs des actes terroristes commis à l’encontre de 14 personnalités politiques, depuis l’attentat à l’encontre de Marwan Hamadé, en octobre 2004, en y incluant ceux de l’attentat mortel commis à l’encontre du ministre de l’Industrie Pierre Gemayel, le 21 novembre 2006 : telle est la première mission de ce tribunal, cela apparaît évident. Or, tant les principes du droit international que la jurisprudence élaborée au fil des années par les cinq juridictions internationales (ex-Yougoslavie, Sierra Leone,…) mises en place jusqu’ici ne facilitent pas la tâche des négociateurs du statut du TI pour le Liban. Il faut savoir, en effet, qu’il n’existe pas de code de procédure pénale international, mais des « rules of procedure » qui sont fixées au cas par cas, en fonction des principes généraux du droit international. Ce travail « sur mesure » ne va pas sans ouvrir la voie aux contestations de ceux qui, pour des raisons politiques notamment, souhaitent faire valoir des arguments dilatoires pour assurer l’impunité, au moins temporaire, de leurs amis ou alliés. En l’espèce, les représentants de la Russie n’ont pas manqué de se livrer, un temps, à cet exercice. Instruire et juger ensemble les crimes commis à l’encontre des 14 personnalités libanaises ont soulevé, d’emblée, des difficultés juridiques que la Russie a tenté d’exploiter. D’abord, la notion de « crime terroriste » ne va pas encore de soi en droit international, contrairement aux notions de crime de guerre, de génocide, de crime contre l’humanité. Il n’est pas possible, en particulier, de placer sous le même « chapeau » juridique de « crime terroriste » une série entière d’attentats. En l’État du droit, chaque « affaire » justifie l’ouverture d’un dossier spécial. Mais, à l’inverse, le concept de « justice sélective » qui permet de ne retenir que certains faits dans une période donnée n’est pas plus admis, ce que les représentants russes ont soutenu, s’interrogeant sur le lien qu’il convenait de retenir pour attribuer les 14 dossiers à un même tribunal, saisi d’une seule procédure. Le bon sens permet de rétorquer que ce qui relie, notamment, lesdits « crimes terroristes », c’est qu’ils n’ont touché que des personnalités connues pour leurs sentiments antisyriens. Sur le plan du droit, le dernier projet de statut prévoit que l’on retiendra les actes dont un lien de connexité aura été établi avec l’attentat commis à l’encontre de Rafic Hariri. Mais tel n’est pas le seul objectif de cette justice internationale. Il s’agit également, pour ce peuple libanais qui réclame la vérité sur les actes et le jugement des coupables, de mettre fin à la culture de l’impunité qui a imprimé sa marque sombre depuis des décennies sur son histoire. Ce TI est important car, composé en partie de juges locaux, il a pour fonction de restaurer la confiance des Libanais dans leur justice (c’est-à-dire un peu en eux-mêmes) et leur capacité à maîtriser enfin leur propre destin. C’est pourquoi il faut ce TI à tout prix. La crise politique actuelle, qui secoue le pays et bloque le fonctionnement normal des institutions, empêche, à ce stade, la validation du statut de la juridiction par les autorités libanaises, avec pour conséquence l’impossibilité de mettre en place le TI par accord international entre le Liban et les institutions onusiennes. Il reste donc la solution de créer cette juridiction par décision unilatérale du Conseil de sécurité, en application du chapitre 7 de la charte de l’ONU. On aurait préféré ne pas avoir à recourir à ce dispositif que l’on croyait devenu obsolète après l’instauration du tribunal chargé de juger les crimes commis en ex-Yougoslavie. On aurait aimé voir le Liban prendre ses affaires à bras-le-corps et s’affranchir enfin de toute forme de tutelle, fût-elle légitime et onusienne. Sans doute est-ce encore trop tôt. Plutôt ce tribunal-là que pas de tribunal du tout ! Enfin, ce dont il s’agit pour le Liban, c’est bien de « solder » 30 années de tutelle syrienne. À cet égard, il ne serait pas déraisonnable de s’interroger sur d’autres « crimes terroristes », commis depuis 1975, de l’assassinat de Kamal Joumblatt, à celui de Béchir Gemayel. Mais se pencher sur ce passé encore récent serait comme ouvrir la boîte de Pandore et il faudrait aussi parler de crimes commis à l’encontre de personnalités connues pour leurs affinités syriennes, ce que ne manquent pas de souligner certains aujourd’hui. De même, la question des disparus de la guerre civile reste posée. Peut-on exorciser ce passé sans aller sonner à la porte des plus hauts responsables ? Il est toujours à craindre qu’une juridiction se contente de quelques « lampistes » même fort gradés. Sur le chemin de Damas, il faudra encore se frayer une voie entre les embûches juridiques, comme se débarrasser de quelques immunités liées aux droits locaux, comme celle qui protège le président de la République syrienne et ses ministres. Quelle incrimination permettrait de faire sauter ce verrou ? Sans doute celle de « terrorisme d’État », mais qui le voudra au Conseil de sécurité ? Les États-Unis, qui craignent de rendre des comptes sur l’Irak, ou la Russie, qui risquerait de se retrouver dans la situation peu enviable de l’arroseur arrosé pour son action en Tchétchénie ? En fin de compte, la seule question qui demeure est la suivante : la procédure suivie par le tribunal aura-t-elle pour conséquence de faire tomber le régime de Damas ? Rien n’est moins certain. D’ailleurs, ni les États-Unis ni leur allié Israël ne le souhaitent, convaincus que l’on vit plus tranquille à l’ombre d’un ennemi identifié et désigné comme tel. Les amis de la Syrie peuvent, pour le moment, dormir sur leurs deux oreilles : le Hezbollah l’a bien compris, qui ne semble plus faire de l’affaire du tribunal international son cheval de bataille, préférant se garder pour d’autres combats… * Béatrice Patrie est également juriste, présidente de la délégation du Machrek du Parlement européen, et membre de l’assemblée parlementaire Euromed. Coauteure de « Qui veut détruire le Liban ? » paru chez Actes Sud. Article paru le Vendredi 13 Juillet 2007
La question du tribunal international constitue pour le Liban d’aujourd’hui une sorte de paradigme dans la mesure où elle exprime tout à la fois la manière dont le pays se perçoit et se projette dans son avenir national, mais également dans son contexte régional, et plus largement international.
Dès les premiers moments de stupeur passés, les manifestations de mars 2005...