«Juif errant », ce titre-slogan a bien fait son effet durant le siècle dernier pour attirer la sympathie et la complaisance du monde envers le « peuple élu », dispersé depuis l’ère romaine.
Mais les chrétiens d’Orient, errants depuis près de deux siècles, on ne les connaît pas et on ne veut même pas en entendre parler. Au lieu d’attirer la sympathie et la solidarité, on les admire de pouvoir s’adapter et réussir partout. Certains se félicitent même d’avance de les voir « un jour venir enrichir l’Occident de leur savoir-vivre et faire ».
Si j’en parle aujourd’hui, c’est que j’ai perdu mon oncle, Georges, le dernier des six oncles que j’avais.
Pourquoi parler de lui ? Parce qu’avec cinq exodes en trente ans, il résume, selon moi, tous les drames des chrétiens d’Orient, chassés, massacrés, décimés, harcelés, poussés à tous les exils, depuis deux siècles.
Avant les cinq exodes de mon oncle, il y a eu un prélude, « La Fuite en Palestine » de son père. Tout avait commencé en 1910, quand son père Gabriel, âgé de 20 ans, quitta avec sa mère le village libanais de Souk el-Gharb pour fuir la soldatesque turque, vers la Palestine « prospère et relativement libre ». Il se marie à Jaffa, où Georges naît en 1925, benjamin de neuf enfants. Orphelin très tôt, élevé d’abord par les franciscains, il aura son « bachot » du collège des Frères à Jaffa, pour travailler dès 1944 dans les bureaux de la RAF.
Commence alors la série des exodes :
1948, le premier exode : Georges, avec sa mère, trois frères et trois sœurs, fuient l’avancée de la Haganah et les explosions, vers l’Égypte où ils ne peuvent entrer qu’après des mois de misère à el-Arich et le versement de pots-de-vin.
1956, l’évacuation de Port-Saïd : à peine marié au Liban en août 1956, c’est la guerre de Suez, et Georges, chef de cabinet du commandant de la RAF, est évacué comme ses compatriotes (avec sa mère et ses trois frères) sur les navires de la flotte anglaise, vers Chypre alors colonie britannique.
1974, l’évacuation de Kyrenia : après 16 ans comme traducteur/rédacteur à la station de radio américaine, c’est l’invasion turque du nord de Chypre. Il est évacué après trois nuits à la belle étoile sur une butte gardée par l’ONU, le 23 juillet 1974 avec sa famille, sur un porte-avions vers… Beyrouth cette fois-ci,
1975, l’évacuation de Beyrouth : après six mois et avec le début de la guerre (75-90) visant à démolir le Liban au printemps 1975, Georges et ses collègues sont « transférés » vers Amman « la paisible ». Il avait pourtant préféré Beyrouth à Athènes et Amman, car il y avait deux sœurs, un frère et sa belle-famille.
1978, dernier exode de Amman : après trois ans « calmes » à Amman, une auto écrase son fils cadet John, devant la maison. Au lieu de punir le malfaiteur, Georges « l’étranger » est pénalisé. Humiliation et injustice, c’en était trop. Il plie bagage et s’en va, à 53 ans, vivre une retraite anticipée dans sa maison à l’ouest de Londres. Là, le calme du beau jardin fleuri n’est rompu que par les avions qui atterrissent toutes les trente secondes et crachent leur pollution sur le gazon.
Je sais que dans chaque famille chrétienne d’Orient, d’Alep, Qamichlé, Mardine, ou Mossoul, on peut se prévaloir d’avoir autant, sinon plus de drames. Des massacres de Damas et ceux de la montagne libanaise au XIXe siècle, au génocide arménien, à celui des chaldéo-assyriens en Irak, à la grande catastrophe d’Asie mineure et Smyrne et ses 2,5 millions de « transférés » par le « laïc » Atatürk, le million de chrétiens libanais, syriens, grecs, maltais, italiens et français vivant depuis quatre générations en Égypte et « chassés » doucement par le laïc et socialiste Nasser, le million de chrétiens libanais ayant fui la guerre de 75-90, sans oublier les chrétiens de Palestine et de Jérusalem, la liste ne finirait pas et on ferait toujours des oublis…
Mais aujourd’hui, mon oncle aux cinq exodes est mort. Il ne veut aucune pitié pour lui, ni pour sa famille. Ses fils et neveux ont tous fait des carrières brillantes, errant entre Hong Kong, Londres, Montréal et Washington. Lui-même, et malgré ses cinq recommencements à partir de zéro, a vécu dans la joie, la foi et la fierté de ses origines arabes, libanaise de sang, palestinienne de naissance, son éducation pluraliste et polyglotte, et une culture maintenue jusqu’au bout par les lectures et les voyages.
Mon oncle va reposer en paix dans un cimetière près de Londres, à côté de ses trois frères. Sa seule rage au cœur, disait-il, c’est qu’il aurait voulu « retourner » dans la terre de ses ancêtres à Souk el-Gharb, celle de son enfance à Jaffa, celle du Port-Saïd de sa jeunesse, ou de Kyrenia de sa carrière.
Mais le Ciel – pardon, la Terre – en a voulu autrement.
Élias AUSTA
Mission éducative lassalienne
«Juif errant », ce titre-slogan a bien fait son effet durant le siècle dernier pour attirer la sympathie et la complaisance du monde envers le « peuple élu », dispersé depuis l’ère romaine.
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