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Actualités - OPINION

Le croissant chiite, épouvantail ou réalité ? Amine ISSA

Le président Moubarak et le roi Abdallah II, relayés par plusieurs journalistes, ont prévenu le monde arabe d’un croissant chiite en gestation. Qu’en est-il ? 1- Au regard de la géographie, son extrémité septentrionale correspondrait à l’Azerbaïdjan (76 % de chiites), passerait par l’Iran, l’Irak, la Syrie et s’arrêterait au Liban. Or, la continuité territoriale est interrompue en plus d’un point. D’abord entre l’Iran et l’Irak, où, sur une frontière longue de 1 600 kilomètres, seuls deux couloirs étroits partant de la ville iranienne de Kermanshah relient les populations chiites des deux pays. Si les Alaouites sont considérés comme appartenant à une branche de chiisme (les Alaouites tentèrent dans les années soixante-dix d’obtenir une reconnaissance officielle des autorités jaafarites au Liban), ils sont séparés de leurs coreligionnaires irakiens par un désert, une montagne et une population sunnite. Les chiites libanais et alaouites syriens, eux, ne partagent aucune région mitoyenne. 2- Sur le plan linguistique, les Azéris parlent le turc, une langue ouralo-altaïque ; les Iraniens parlent le persan d’origine indo-européenne. Les Irakiens, Syriens et Libanais s’expriment en arabe, langue sémitique. Si la moitié des mots persans d’aujourd’hui sont d’origine arabe, la grammaire n’en reste pas moins différente et Irakiens et Iraniens ne se comprennent pas s’ils n’utilisent pas une troisième langue commune. Cette distinction, les linguistes l’ont suffisamment démontré, reflète souvent des valeurs différentes. 3- Si le culte des saints imams est partagé par tous les chiites, culturellement les Irakiens, les Syriens et les Libanais sont arabes et tous leurs mythes font références à cette arabité. En Iran, on est avant tout perse. Le Nowrouz est le nouvel an, spécifiquement iranien et pré-islamique, Hafiz, Saadi, poètes mystiques qui chantent autant le vin que les femmes, Ferdowsi, poète épique, sont adulés en Iran et nulle part autant dans le monde arabe. Les architectures des Séfévides et des Qadjar sont aussi une particularité iranienne et Persépolis reste un site que visitent massivement les Iraniens. Ainsi, le moment originel de ces civilisations n’est pas le même, malgré les tentatives de les ramener toutes à l’Hégire. Et quand les Séfévides régnaient en Azerbaïdjan et en Iran, les Ottomans occupaient et influençaient autrement le reste du Moyen-Orient. 4- L’apparition du chiisme dans ces différents pays est due à des circonstances et à des époques différentes. Le chiisme en Irak est apparu à l’aube de l’islam, quand l’imam Ali rallia à sa cause les « amsars » (garnison) de Koufa et de Basra. Au Liban, les chiites apparurent très tôt. En Syrie, les Alaouites arrivèrent à l’époque Hamdanides, au Xe siècle. En Iran, les Séfévides, un ordre soufi converti au chiisme au XIVe siècle, occupèrent Bakou et ensuite l’Iran au XVIe siècle et y établirent le chiisme. Dans ce pays, 89 % des habitants sont des alides et n’ont jamais connu de persécutions au titre des leurs appartenances religieuses. Les chiites irakiens (60 % de la population) furent de tout temps persécutés par le pouvoir sunnite, qu’il fut ommeyyade, abbaside, mamelouk, ottoman, anglais ou baassiste. Les Alaouites (12 % de la population) ne jouèrent un rôle politique en Syrie qu’au moment où Hafez el-Assad prit le pouvoir en 1970. Au Liban, la marginalisation des chiites ne commença à prendre fin qu’à partir du lancement du mouvement de l’imam Moussa Sadr, dans la deuxième moitié du siècle passé. En résumé, seize siècles séparent l’apparition du chiisme entre l’Irak d’un côté et l’Iran et l’Azerbaïdjan d’un autre. Il s’y imposa et fut vécu dans des circonstances dissemblables. 5- Politiquement, l’Azerbaïdjan est un république laïque autoritaire où le président Elham Aliev détient le pouvoir que son père lui a transmis à sa mort. La République islamique d’Iran est une théocratie, dont la Constitution est fondée sur une interprétation des écritures saintes et de l’imitation des actes de Ali et des onze imams de sa lignée. Elle attribue un rôle prédominant au plus savant des juristes, d’où l’expression « wilayat al-fakih ». En Irak, les chiites n’ont jamais participé à la gestion de l’État et leurs attributions à venir sont encore à définir. En Syrie, la minorité alaouite détient les rouages de l’État et à la tête de celui-ci les membres d’une même famille se succèdent. Au Liban, les chiites tentent d’obtenir une redistribution des rôles politiques dans un système communautaire labyrinthique. Comment prétendre alors que toutes ces populations peuvent d’un trait effacer leur passé et se fondre dans un même moule ? Le communisme en URSS fut-il appliqué de la même façon qu’en Chine ou en Yougoslavie ? 6- Économiquement, l’Iran, l’Irak et l’Azerbaïdjan sont dépendants de leurs hydrocarbures. Les Syriens et les Libanais vivent essentiellement de l’agriculture et des services. Mais la vraie différence se situe ailleurs, dans le contrôle par les Bonyad (institutions religieuses) de plus de 40 % de l’économie iranienne (hors pétrole et gaz) et le rôle prédominant du Bazar dans la distribution des biens de consommation. Si les institutions religieuses en Irak et au Liban jouent un rôle non négligeable, il est d’un tout autre ordre en Iran. Est-ce que des modes de production et de distribution différents peuvent être ramenés à un système économique commun, sans tenir compte de centaines d’années de pratiques et de ressources distinctes ? 7- Socialement, les Azéris adoptent un comportement imprégné de traditions locales, avec un engouement pour les conduites occidentales introduites à la fin du XIXe siècle à Bakou, quand les Européens y découvrirent le pétrole et s’y installèrent en grand nombre, puis, par l’insertion de ce pays à l’URSS et par la suite au concert des nations ouvertes les unes sur les autres. La chape d’interdits que tente d’appliquer le régime iranien et son isolement voulu et forcé (à cause de l’embargo américain) n’empêchent pas les jeunes Iraniens (en 1996 les moins de trente ans représentaient 67,9 % de la population) de contester le régime (ils élirent en 1997 un réformateur avec 69 % des suffrages) et d’organiser d’immenses manifestations dans les universités en 1999. Quand les candidats réformateurs à la succession de Khatami furent écartés de la course, l’élection présidentielle de 2005 connut une faible participation, 30 % de l’ensemble du corps électoral, voix que se partagèrent les conservateurs. Il existe en Iran un orchestre philharmonique, des musiciens traditionnels de grande qualité (Mohammad Reda Chajarian, l’ensemble Nour, Hossein Alizadeh), un cinéma reconnu mondialement (Abbas Kiarostami, Jafar Pandri, Darius Mehrudji) et des penseurs réformateurs, des philosophes contestataires, qui, malgré leur embastillement par les autorités, continuent à s’exprimer à travers le monde (Abdel Karim Sourroush, Ramin Jahanbegloo, Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix). En Irak, l’embargo qui durait depuis 1990, le culte de Saddam Hussein, l’idéologie totalitaire du Baas, ont laminé et poussé à l’exode tous les intellectuels irakiens. La Syrie est un pays officiellement laïc où les islamistes sont poursuivis impitoyablement. Damas et Lattaquié, où se concentrent les Alaouites, gardent un caractère très conservateur, malgré la permissivité du régime en matière d’attitudes sociales. Les participants au mouvement du « printemps de Damas », à l’occasion de l’ascension de Bachar el-Assad au pouvoir, ont tous été arrêtés (Michel Kilo, Riad Turk, Mohammad Labouani…) et n’appartiennent pas à la minorité alaouite. Au Liban, les intellectuels chiites ne se reconnaissent pas dans le Hezbollah. Celui-ci organise souvent des expositions d’art islamique, des conférences sur l’islam, des Salons du livre. Le public de ces manifestations se résume le plus souvent aux affiliés au parti et à quelques curieux. Dans leurs quotidiens, les chiites sont en interaction avec les attitudes des autres communautés. Dans la banlieue sud, les femmes voilées sont à peine plus nombreuses que celles qui ne le sont pas ; les jeans et les logos « made in USA » sont portés par tous les jeunes. La densité des cybercafés dans ces quartiers est aussi élevée qu’ailleurs dans le pays. Décrochage de l’Azerbaïdjan de son espace religieux, foisonnement de la production artistique en Iran malgré l’idéologie officielle restrictive, désert intellectuel en Irak, non-adhérence des penseurs chiites libanais au mouvement religieux et assimilation des mœurs planétaires. On a du mal à classer tout ce qui précède sous une même étiquette. 8- Reste que l’appartenance de toutes ces populations à une même confession est une réalité. Celle-ci ne prend de réelle importance stratégique que lorsqu’elle s’exprime politiquement, dans le cas qui nous intéresse, par le leadership fédérateur de l’Iran. D’abord religieusement, puisque c’est là où se situe la principale source de légitimation du pouvoir iranien, il faut observer ce qui suit. Les chiites pratiquants ont tous un marja’ (référant) qu’ils « imitent » en se remettant à lui pour décider des grandes options de leurs parcours. Or, l’autorité la plus élevée en ce sens est l’ayatollah Ali Sistani, qui réside à Najaf. Il est partisan du quiétisme et n’a jamais exprimé d’enthousiasme pour la révolution iranienne. Politiquement, l’Azerbaïdjan est jusque-là totalement imperméable aux sirènes de Téhéran, et lors du conflit entre Erevan et Bakou sur le Haut-Karabakh, l’Iran a soutenu l’Arménie chrétienne contre l’Azerbaïdjan chiite. En Irak, les deux principaux partis chiites sont le mouvement sadriste et le Conseil suprême de la révolution islamique en Iran, dirigé par Abdel Aziz el-Hakim. Ce dernier, réfugié en Iran jusqu’à la chute de Saddam Hussein, était l’exécuteur de la volonté de Téhéran en Irak, alors que Moqtada Sadr se posait comme un résistant arabe à l’invasion américaine. Depuis que George Bush, en décembre 2006, a reçu Hakim à Washington et tente de former une coalition de modérés en Irak, la donne semble changer. Hakim tente de distendre ses liens avec l’Iran et Moqtada Sadr, dans le collimateur de la nouvelle stratégie des États-Unis, essaye de se rapprocher de Téhéran. En Syrie, le pouvoir alaouite, malgré sa solide alliance avec l’Iran, est à mille lieues d’adopter la forme de gouvernement qu’applique celle-ci. Au Liban, si le Hezbollah peut rassembler en une manifestation la presque totalité des chiites, c’est parce que ceux-ci voient en Hassan Nasrallah le meilleur représentant de leur communauté, puisque les Libanais se définissent par ce prisme, plus que leur « guide » qui reconnaît la primauté des grandes orientations prisent par l’imam Khamenei. Je ne pense pas qu’ils adhèreraient sans sourcilier au mode de vie restrictif que leur imposerait l’idéologie de la République islamique d’Iran. Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la très large audience, au Liban et ailleurs, de Mohammad Hussein Fadlallah, qui garde jalousement son indépendance tant à l’égard du Hezbollah que de l’Iran. En conclusion, je dirais qu’il n’y a plus de croissant chiite que de pleine lune sunnite. Amine ISSA Agriculteur Article paru le Vendredi 30 mars 2007
Le président Moubarak et le roi Abdallah II, relayés par plusieurs journalistes, ont prévenu le monde arabe d’un croissant chiite en gestation. Qu’en est-il ?
1- Au regard de la géographie, son extrémité septentrionale correspondrait à l’Azerbaïdjan (76 % de chiites), passerait par l’Iran, l’Irak, la Syrie et s’arrêterait au Liban. Or, la continuité territoriale...