EFFEUILLAGE Un monde sans moi ?

J’ai déjà du sang sur les mains. J’ai toujours eu du sang sur les mains… Je suis née avec ce sang et je dirais même… de ce sang. Les hommes me détestent et pourtant… Je les accompagne depuis si longtemps… Au point qu’un monde sans moi leur paraît utopique. J’ai toujours su les asservir et, malgré mon glorieux passé, je ne suis ni vieille ni fatiguée; je ne suis pas encore rassasiée et ne le serai sans doute jamais. J’ai besoin de faire couler le sang et les larmes. Je me sens bien dans cette boue qui colle aux bottes des soldats et qu’ils ramènent jusque dans leur foyer. Ceux qui me connaissent le mieux ne sont plus là pour en parler; je les ai déjà confiés à la mort. Je salis tout. J’impose le souci et la peur, et ne laisse aucun répit à ceux qui s’estiment, malgré tout, privilégiés et heureux d’avoir survécu; car j’ai également besoin de ma ration d’éclopés, d’orphelins, de veuves et de parents à jamais endeuillés. J’ai plaisir à ressentir leur souffrance. Je ne les empêche pas de sourire de temps en temps; mais ce ne sont en réalité que des sourires de façade qui cachent un profond désespoir et un insatiable besoin d’échapper à ce qui les ronge. Je les rattrape très vite et leur réveil n’en est que plus douloureux. Me croirez-vous si je vous disais que j’ai pourtant de fidèles partisans parmi les hommes? Les marchands d’armes construisent des fortunes colossales grâce à moi et me permettent de perdurer sous le regard bienveillant des chefs d’État; nous avons des intérêts communs. Je crée un climat d’impunité qui convient à merveille aux bons citoyens qui savent, discrètement, en tirer profit. J’offre à ceux qui ont soif de pouvoir la possibilité de manipuler et de fanatiser les plus petits en exacerbant leurs sentiments. Je sais refermer les cœurs et les remplir de haine pour en faire des bombes à retardement. Les hommes sont capables du meilleur comme du pire et c’est bien le pire que je fais ressortir en eux; je leur fais perdre leur humanité avant même de leur ôter la vie. Je transformerais le monde en un immense champ de ruines si les hommes me donnaient les pleins pouvoirs… Je suis impitoyable. Ils le savent et n’ont pas de mots assez durs pour me condamner. Ils font sans cesse l’éloge de la paix et s’amusent à faire voler des colombes. Mais je les connais bien et ne m’inquiète pas… Je sais que je suis promise à un bel avenir; fort heureusement, les hommes ont la mémoire courte! Lamia el-SAAD