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Actualités - OPINION

Carla Del Ponte, au secours !

Mémoire et justice. Vaste programme, comme le disait un grand Français dont le portrait orne encore quelques salons décrépits. Peut-être pas à notre portée immédiate, je le crains. Parce que les implications sont trop nombreuses, parce que les compromissions sont institutionnalisées et les culpabilités profondément ancrées. Parce que, pour paraphraser je ne sais plus qui, il est encore fécond, le ventre d’où a surgi la bête immonde. Parce que les clientèles sont toujours là, en nombre, plus imbéciles que jamais. Parce que les partisans à œillères sont légion, qui n’ont pas oublié de réfléchir, puisqu’ils n’ont jamais su le faire. Ils n’ont jamais eu à le faire non plus : on s’occupe de tout ! sus à l’ennemi, d’où qu’il vienne ! Mémoire et justice. C’est sans doute là la partie la plus difficile qui nous attend. La partie pour laquelle nous sommes le moins armés. Parce qu’elle implique, de facto, la disparition de la féodalité. Parce qu’elle voudrait, dans sa logique, nous faire cesser de donner du « khawéja », ou du « beik » ou du « mon général » à des types qui relèvent du droit commun. Et puisqu’on a parlé de balkanisation, au Liban, pour ensuite parler de libanisation dans les Balkans, ce qui dénote une sacrée richesse de langage, au passage, allons-y, poussons la comparaison jusqu’au bout. Ils ont eu leurs crimes de guerre ? Eh bien, nous aussi. Ils ont eu leurs mini-génocides ? Eh bien, nous aussi. Ils ont déplacé des populations entières pour faire du nettoyage ethnique ? Eh bien, nous aussi. Ils ont eu un tribunal spécial pour attraper tous les voyous ? Ah non, pas nous. Et pourquoi donc ? Nous le voulons, ce bidule, pour attraper, nous aussi, nos voyous et les jeter en prison. Cette tâche est trop lourde pour nous, nous voulons nous faire aider ! Envoyez-nous une Carla Del Ponte qui ferait trembler notre Parlement et notre Conseil des ministres ! Envoyez-la nous, histoire de perturber le sommeil de notre cher président ! Venez, Madame, pour la Yougoslavie, ça roule tout seul, maintenant. Laissez tomber le ficus de votre bureau et venez nous aider, quelqu’un l’arrosera pour vous. Venez, notre pays est magnifique, il vaut le détour, il ne ressemble en rien à ce que vous en avez vu, venez ! On vous fera la tournée des popotes avec notre tapis volant, on vous envoûtera avec nos bruits et parfums d’Orient, venez ! On vous accusera d’ingérence ? La belle affaire ! Venez ingérer chez nous à votre guise. On vous reprochera de violer une hypothétique souveraineté ? Ce peuple en a besoin, justement, de cette souveraineté inexistante et qui n’existera jamais sans l’accomplissement de la justice. Un mandat officiel ? Vous voulez un mandat officiel ? C’est indispensable ? Tenez, nous vous le donnons, nous qui n’avons rien d’autre à donner. Prenez notre confiance, souvent trahie, prenez nos espoirs, souvent déçus. Prenez cette vague idée que nous nous faisons de l’avenir et débarrassez-le de cette horde de parasites. Venez les prendre, les assassins de Damour, les faits sont lointains, maintenant, mais atroces, encore, et impunis. En passant, pensez à ceux de Sabra et Chatila, tout à fait à la hauteur en matière d’horreur. Prévoyez un peu de temps pour les assassins de la montagne, de la côte et de la plaine, des quartiers chics et des quartiers populaires, les tueurs institutionnels et ceux du dimanche. Nous vous organiserons le happening du siècle. La méga-catharsis grande cuvée. Un grand tribunal mondain, champagne et petits-fours. Nous nous confesserons, nous nous lancerons dans des autocritiques en version intégrale, nous reconnaîtrons nos errements coupables et nos égarements meurtriers. Nous réussirons même à nous rendre attendrissants, avec nos accents de sincérité premier prix du conservatoire. Vous aurez droit à nos envolées lyriques toutes orientales sur le bien et le mal, les bons et les mauvais, les gentils et les méchants. Ne vous y fiez pas, et tranchez dans le tas ! Ne vous laissez pas berner par les salamalecs, ne vous laissez pas amadouer par ces yeux de biche à qui on donnerait le Bon Dieu sans confession. Faites tomber des têtes ! Garnissez les geôles, rendez-les pleines à craquer, débarrassez-nous de cette caste qui nous assassine, nous étouffe et nous pille. Nous ferons du matraquage, nous expliquerons, nous ferons des « class actions », nous déposerons des plaintes en bonne et due forme, nous rechercherons les victimes, nous vous désignerons les présumés coupables, nous vous mâcherons le boulot, ce seront pour vous des vacances, venez, vous verrez ! Peut-être qu’ainsi, le message que nous sommes censés transmettre sera plus audible. Peut-être sera-t-il alors possible d’arrêter de nous mettre sur la gueule, ou de nous regarder en chiens de faïence dans le meilleur des cas. Peut-être que, noyés dans la même honte d’avoir tout brûlé, tout gâché, tout sacrifié, nous serions capables de regarder la réalité en face. Guerre des autres ? Quelle supercherie ! C’est notre guerre et nous en sommes les premiers responsables. Nul besoin de questionner les vagues spectres de Byblos, nul besoin d’oracles, nul besoin d’une quelconque main divine, nul besoin des frères et des cousins, notre pays, nous sommes parvenus à le brûler nous-mêmes. À défaut, il nous reste plus que la naïve élégance du sacrifice : « J’ai vu jusqu’à des moribonds se dresser sur leur séant, crâner, saluer, faire des grâces, affirmer que maintenant ils étaient hors d’affaire, et mourir avec aisance... » Tant que la divinité nous protège… Sacha ABOUKHALIL
Mémoire et justice. Vaste programme, comme le disait un grand Français dont le portrait orne encore quelques salons décrépits. Peut-être pas à notre portée immédiate, je le crains. Parce que les implications sont trop nombreuses, parce que les compromissions sont institutionnalisées et les culpabilités profondément ancrées. Parce que, pour paraphraser je ne sais plus qui, il est...