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Actualités - OPINION

Le porteur du flambeau

« Amis, qu’est-ce qu’une grande vie, sinon une pensée de la jeunesse exécutée par l’âge mûr ? » (Alfred de Vigny) Rien ne peut effacer la cruauté de la perte, atténuer l’intolérable douleur de l’absence, l’exubérance d’une vie sauvagement arrachée aux siens – les siens étant non seulement la proche famille, mais aussi le peuple libanais, transformé en une grande famille endeuillée par une liste impressionnante de martyrs. Mais le sacrifice de Pierre Gemayel n’aura pas été vain. Son but était de priver les jeunes de cette part de rêve, de cette graine de héros qui sommeille en chacun de nous, sans oser éclore – parce qu’il est toujours risqué d’être un héros. Mais il est des semences qui donnent du blé à profusion parce qu’elles tombent dans un champ fertile, et Pierre était de ce blé-là. «Si le grain ne meurt…» En tombant sous les balles des tueurs, il a fait se dresser des milliers de Libanais. Le serment prêté, quelques semaines plus tard, par 4 750 jeunes du parti Kataëb n’est pas sans penser au Chant des partisans sous l’occupation allemande: «Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place.» Pour une large frange de la jeunesse libanaise et chrétienne assoiffée d’idéal, Pierre Gemayel est devenu un modèle. Ce n’est pas sans raison que ses compagnons et partisans répètent: «Pierre vit en nous.» Le président Amine Gemayel l’a bien souligné: si l’assassinat de Rafic Hariri a été le catalyseur de l’intifada de l’indépendance, celui de Pierre Gemayel a provoqué une nouvelle prise de conscience, donné une nouvelle impulsion à l’élan nationaliste. Dans la sombre nuit du désespoir où les assassins du jeune leader émergent ont voulu plonger le Liban, Pierre continue à œuvrer pour le renouveau de son pays, parce que des hommes comme lui, comme son oncle Béchir avant lui et comme tous les martyrs de l’indépendance du Liban, ne meurent pas. Qu’ils inspirent des générations de jeunes au front pur, au sourire éclatant, au cœur vaillant. Qu’ils écrivent les plus belles pages de notre histoire en lettres d’or et perpétuent notre fierté d’être libanais. Durant les quinze années post-Taëf, les chrétiens du Liban ont pleuré et déploré l’absence de leaders d’envergure dans leurs rangs. En l’espace d’un an et demi, depuis l’assassinat de Rafic Hariri, ils ont découvert que la relève existait bel et bien parmi ceux qui ont fait la révolution du Cèdre, soldats inconnus, citoyens engagés, organisateurs, harangueurs de foules, journalistes et intellectuels comme Gebran Tuéni et Samir Kassir, jeunes politiques…Que le véritable leadership s’exerce dans l’engagement, la présence sur le terrain, le travail assidu, la vision d’avenir, la planification dans l’action politique, les mots qui vont droit au cœur des gens mais qui s’adressent aussi à leur intelligence, avec clarté et courage. Pierre Gemayel était de ceux-là. Une figure emblématique de la génération de la relève. Souvent, malheureusement, c’est la disparition brutale qui nous fait prendre conscience de la valeur de ceux que nous côtoyons. Les cerveaux meurtriers, eux, ont cette particularité qu’ils reconnaissent très vite la marque des grands à leurs actes et à leurs paroles, parce qu’ils se sentent menacés par eux. Pierre Gemayel avait allumé une bougie et éclairé le chemin pour les militants Kataëb et tous ceux qui croyaient en un lendemain meilleur et luttaient pour la liberté de leur pays. Il avait pavé la voie à une renaissance du parti dans toutes les régions libanaises et au retour de son père d’un long et amer exil. Il avait mené une campagne combative et réussi à se faire élire député dans la circonscription difficile du Metn, fief ô combien versatile des Gemayel, opérant une percée remarquée sur la liste de Michel Murr et dans l’arène politique. En tant que ministre, il avait commencé à jeter les bases d’un patriotisme industriel, échafaudant des plans décennaux, loin de l’à peu près et de l’improvisation libanaise. Enfin Pierre était un Gemayel, et il est des noms et des familles dont le destin est étroitement associé à celui du Liban. Que l’on soit un fervent partisan des Gemayel ou un adversaire politique, leur destin ne laisse pas indifférent. C’est un condensé shakespearien de l’histoire moderne du Liban. Ceux qui ont commandité l’assassinat de Pierre Gemayel savaient qu’ils frappaient au cœur même du nationalisme libanais et de son élan vital vers l’avenir. Ce que les Gemayel représentent, en effet, dans l’inconscient collectif des Libanais et des chrétiens en particulier, c’est un engagement sans cesse renouvelé pour un Liban libre, souverain et droit comme le cèdre, ce cèdre qui est l’emblème de leur parti. C’est une forteresse de montagne, un roc (Beit es-Sakhra) sur lequel ils ont gravé en lettres de sang mais aussi en lettres d’encre et en palettes de couleurs des peintres et penseurs leur attachement indéfectible à ce petit pays que des martyrs comme Pierre et avant lui ont rendu si grand. C’est aussi l’infinie patience dans la souffrance et la dignité de la mère, Joyce, la solidarité, le courage et la force des frère et sœur et des cousins, et la sagesse stoïque du père. S’il est un destin individuel qui incarne jusqu’au bout celui des Gemayel, c’est bien, en effet, celui du président Amine Gemayel, dépositaire d’un héritage politique familial foisonnant. Comment ne pas relever, en le regardant, que l’héroïsme, c’est aussi de poursuivre le combat, de dire «non» à la vengeance, de guider les esprits désorientés et de se poser en médiateur, en conciliateur? Quel destin plus dur que celui d’un père contraint de reprendre le flambeau qu’il avait transmis à son aîné, après l’avoir déjà repris des mains du père et du frère? À Amine Gemayel, l’on pourrait dire : Pierre ne vous a pas renvoyé le flambeau, il reste votre complice et associé dans votre lutte ininterrompue, héréditaire, pour la liberté. C’est d’une main à la force décuplée que vous le brandissez à nouveau, fort de l’appui d’une nouvelle génération, la «génération Pierre Gemayel», fort d’une nouvelle légende ajoutée à votre histoire, à notre histoire de Libanais. En notre nom à tous, vous vous redressez déjà, comme l’arbre du Liban qui refuse de plier, pour redire l’éternelle, la farouche, l’obstinée renaissance d’un pays auquel les assassins n’ont rien compris. Non, le crime ne paie pas, les meurtriers seront un jour châtiés et le sang des justes fera refleurir la fleur de la liberté et de la dignité humaine sur le roc du Liban, à l’ombre du Cèdre millénaire. Carole H. DAGHER
« Amis, qu’est-ce qu’une grande vie, sinon une pensée
de la jeunesse exécutée par l’âge mûr ? » (Alfred de Vigny)

Rien ne peut effacer la cruauté de la perte, atténuer l’intolérable douleur de l’absence, l’exubérance d’une vie sauvagement arrachée aux siens – les siens étant non seulement la proche famille, mais aussi le peuple libanais, transformé en...