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Actualités - OPINION

Les dérives de l’expérience Karen AYAT

Une personne qualifiée possède, dit-on, assez de connaissances, du talent et de l’expérience. La connaissance est une chose acquise à travers les livres et les études. Le talent est inné ; il existe toujours mais à nous de l’identifier, le maintenir et l’épanouir. L’expérience, quant à elle, est une notion floue difficile à cerner. Quand sa définition se dessine, ses bienfaits restent contestables. L’expérience, pour certains, est connaissance. Elle serait issue d’une pratique réitérée, retenue par la mémoire. Un individu expérimenté sait, certes, beaucoup mieux manier les situations auxquelles il est exposé dans son travail quotidien qu’un débutant qui ne connaît que la théorie et qui a du mal à la confronter à une réalité bien plus complexe que les lois et modèles abstraits que proposent les livres. L’expérience procure le sentiment de déjà-vu qui rend son titulaire plus à l’aise et plus apte à régler des problèmes divers d’une société compliquée par l’imagination des hommes. Enfin, l’expérience départage les personnes puisque la vie est, par excellence, la meilleure des écoles. Les moins jeunes sauraient donc plus et leur savoir serait un cadeau des jours et des années. Faire l’éloge de l’expérience, quoi de plus classique. Mais n’oublions surtout pas ses conséquences négatives : elle banalise les situations les plus exceptionnelles. Normalise ce qui devrait pas nature choquer ou révolter. Pousse à la nonchalance quand on devrait prendre maintes précautions. L’individu expérimenté est immunisé de la vie et de ses surprises. Rien ne l’impressionne, rien ne l’émerveille, rien ne le fait sourire. Il ressemble à un spectateur passif qui croit connaître à l’avance le déroulement de l’histoire. Il refuse tout apprentissage car il croit – à tort – assez savoir. L’individu expérimenté souffre d’ennui car ses yeux se sont habitués à un décor qu’ils jugent inchangé. Ses yeux ne remarquent pas que tout est en perpétuel changement, que le monde ne cesse d’évoluer, que le rythme du changement est bien plus rapide que celui de sa faculté d’adaptation. Un homme expérimenté s’est habitué à la beauté des femmes. Il ne sait plus apprécier un sourire timide, un je t’aime hâtif, une main fragile. Il a lui-même tellement utilisé les mots d’amour qu’il en a perdu le sens avec l’habitude. Il est tombé dans le piège de sa propre expérience, louable en apparence mais tellement hypocrite. Il parle de ses aventures, de son passé, d’une femme qu’il a un jour aimée, de ses premières amours, des pays qu’il a visités, de ses années d’université. Il semble avoir eu une vie auparavant, une vie remplie, chargée, mouvementée. Plus rien ne l’intéresse. La vie ressemble à un jeu dont il a le total contrôle désormais. Il a perdu le goût de l’aventure, de la découverte, du nouveau. Il ne peut plus offrir sa première fois. Il croit avoir tout essayé. Mais peut-on réellement atteindre le stade d’une expérience optimale ? Existe-il vraiment un moment où l’on peut affirmer tout savoir ou savoir assez ? Ne faut-il pas toujours aborder la vie d’un œil neuf ? Se réveiller tous les matins avec la certitude que la journée qui s’annonce a un secret à livrer, est la garantie du bonheur ? Car on ne sait jamais assez et l’expérience est une des choses les plus floues car il est impossible de la mesurer ni de déterminer avec exactitude ce qu’elle nous a procuré. Pour garder l’envie de vivre, il faut garder une âme d’enfant. Il faut se comporter en amnésique qui réapprend tous les jours la vie et les gens. Il faut faire en sorte d’être encore ébahi devant tout beau paysage, toute belle musique, tout beau spectacle. Pour profiter de la vie, il faut la vivre comme un débutant qui découvre sans cesse ses splendeurs. Il faut la vivre comme un enfant qui la dévore des yeux, de la bouche, des mains. Au lieu de prétendre l’avoir apprivoisée, laissons-la nous apprivoiser. Ne parlons pas de notre passé. Ne le fétichisons pas. Il risque de gâcher un avenir bien plus riche. En étant bien attentifs, nous pouvons trouver tous les jours et à chaque coin de rue une chose nouvelle susceptible de constituer « notre première fois ». Article paru le Vendredi 05 Janvier 2007
Une personne qualifiée possède, dit-on, assez de connaissances, du talent et de l’expérience. La connaissance est une chose acquise à travers les livres et les études. Le talent est inné ; il existe toujours mais à nous de l’identifier, le maintenir et l’épanouir. L’expérience, quant à elle, est une notion floue difficile à cerner. Quand sa définition se dessine,...