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Pourquoi cette peur du « tribunal spécial pour le Liban » ?

Ce qui a longtemps été connu comme le tribunal international (pudiquement appelé aussi « à caractère international ») a finalement et officiellement été baptisé « tribunal spécial pour le Liban ». Le chemin qui devrait mener les assassins devant leurs juges est long et sanglant, mais son tracé devient plus sûr. Depuis le 29 mars 2006, date de l’adoption de la résolution 1664 – par laquelle le Conseil de sécurité des Nations unies a demandé à son secrétaire général de négocier avec le gouvernement libanais un accord visant à la création d’un tribunal pénal international pour connaître les responsables des crimes terroristes qui ont coûté la vie à l’ancien Premier ministre Raific Hariri et à d’autres personnes –, un très important travail a été accompli entre Beyrouth et New York qui a abouti à l’adoption par le Conseil de sécurité, le 21 novembre 2006, de la mouture définitive de l’accord qui doit être conclu entre le Liban et l’ONU, et du statut du tribunal qui est joint à l’accord. Ce texte a été approuvé par le Conseil des ministres libanais le 25 novembre 2006 dans les circonstances (véritablement héroïques) que l’on connaît. À ce propos, notons au passage que le débat constitutionnel provoqué par les opposants au tribunal – qui, selon l’heureuse expression de Me Edmond Rizk, « se prévalent de leur propre turpitude » pour entraver la mise en place du tribunal – ne peut, dans la situation actuelle de blocage des institutions (notamment le Conseil constitutionnel), être tranché que par la Chambre des députés détentrice de la souveraineté suprême. L’encre des textes de l’accord et du statut s’est mêlée au sang de cheikh Pierre Gemayel, exécuté par balles en plein jour selon un mode opératoire différent de celui suivi dans les attentats précédents. Les commanditaires de cet assassinat s’imaginent probablement qu’en faisant varier leur méthode, ils pourront échapper au lien que M. Brammertz a établi entre les différents attentats et qu’il a justifié en partie par le modus operandi (utilisation d’engins explosifs) commun à ces attentats (paragraphe 64 du quatrième rapport de la commission d’enquête internationale indépendante, de juin 2006), comme cela a été repris dans le statut du tribunal (article 1er). La lecture du projet final de l’accord et du statut du tribunal, ainsi que celle du rapport du secrétaire général qui l’accompagnait en application de la résolution 1664 sont intéressantes à plus d’un égard. La férocité avec laquelle les opposants au tribunal se battent, au Liban et en Syrie, ne peut s’expliquer que par la peur que ces textes suscitent en eux. Peur de ce qui précède la mise en place du tribunal Une fois constitué, le tribunal remplira sa fonction essentielle, celle de dire le droit, quels que soient les obstacles que les suspects et les accusés tenteront d’élever sur sa voie. Mais ce que ces derniers semblent vouloir occulter, c’est que le tribunal ne constitue que l’aboutissement d’un long processus balisé par le rapport de la mission d’investigation rendu par M. Fitzgerald en mars 2005, par les cinq rapports rendus à ce jour par la commission d’enquête internationale indépendante instituée par la résolution 1595 en avril 2005 et dirigée par deux magistrats étrangers de renommée mondiale – M. Mehlis et, après lui, M. Brammertz –, et par une série de résolutions et de déclarations présidentielles adoptées par le Conseil de sécurité. Et tous ces instruments pointent du doigt des responsables libanais et syriens. Pour ceux-ci, le mal sera fait par la simple publication du rapport final de la commission d’enquête ou de l’acte d’accusation, avant même le jugement final du tribunal : les conclusions qu’ils contiendront constitueront des armes d’une efficacité redoutable contre ces officiels, qui seront poursuivis devant le tribunal ou, à défaut, devant toutes sortes de juridictions étatiques à travers le monde, et ce, au pénal et au civil. L’immunité derrière laquelle ils espèrent se retrancher et le temps qui s’écoule ne pèseront pas lourd devant la gravité des actes incriminés, qui ont été expressément qualifiés d’actes terroristes par les divers instruments onusiens. La justice internationale a le bras aussi long que la mémoire, et l’immunité n’est plus ce qu’elle était, comme n’a pas manqué de le rappeler le mandat d’arrêt émis par les juges argentins en octobre 2006 contre l’ancien président iranien Hachemi Rafsandjani dans l’affaire de l’attentat de 1994 contre le Centre communautaire juif de Buenos Aires. Si le statut permet à l’accusé de ne pas s’auto-incriminer devant le tribunal (article 16, par. 4-h), cette auto-incrimination a déjà eu lieu, dès à présent, devant le tribunal de l’opinion publique : le comportement des opposants libanais au tribunal, leurs manœuvres dilatoires et leurs tentatives de blocage minutieusement orchestrées ont été couronnés par la demande faite la semaine passée au secrétaire général par l’ambassadeur syrien auprès des Nations unies de ne pas constituer le tribunal (!) Peur de la certitude Les assassins profitent du flou et de l’incertitude. Or, le texte du statut du tribunal est tout sauf flou, et le déroulement de l’instance tout sauf incertain : qu’il soit supérieur hiérarchique ou subordonné ; qu’il soit libanais ou étranger ; qu’il se trouve au Liban ou à l’étranger ; qu’il comparaisse devant le tribunal ou qu’il refuse de comparaître ; qu’il ait déjà été jugé par une justice de complaisance ou amnistié par des dirigeants corrompus ; qu’il ait commis le crime, y ait participé en tant que complice, l’ait organisé, ait ordonné à d’autres personnes de le commettre ou ait contribué à sa commission ; chacun, aussi grand ou petit soit-il, sera personnellement déclaré responsable et condamné. Le filet tressé par les trente articles du statut rend pratiquement impossible le déni de justice. Ainsi, nul ne pourra plaider avoir suivi les ordres supérieurs, comme nul ne pourra prétendre ne pas savoir ce que ses subordonnés faisaient (article 3). Nul ne pourra prétendre avoir été jugé par une juridiction nationale pour échapper au tribunal s’il apparaît que cette juridiction a agi en vue de soustraire l’accusé au tribunal (article 5). Nul ne pourra se prévaloir d’une amnistie qui lui aurait été accordée (article 6). Nul ne pourra échapper à la justice en ne se présentant pas devant le tribunal, lequel est autorisé à procéder en l’absence de l’accusé et à rendre sa décision par défaut (article 22). Peur du juge de la mise en état et du procureur Empruntant à la fois au droit civil et à la « Common Law », comme l’a affirmé le secrétaire général dans son rapport d’accompagnement, la procédure qui sera suivie par le tribunal ne fait pas de place au juge d’instruction. Les organes du tribunal comprennent des chambres (dont fait partie un juge de la mise en état, à côté de la chambre de première instance et de la chambre d’appel) et un procureur, ainsi qu’un greffe et un bureau de la défense (article 7). Le procureur et le juge de la mise en état ont les plus larges pouvoirs : le premier dirige les enquêtes, exerce les poursuites, interroge les suspects, recueille les éléments de preuves et dresse l’acte d’accusation (article 11) ; alors que le second examine l’acte d’accusation pour le confirmer s’il lui apparaît suffisamment fondé, décerne des ordonnances, des mandats d’arrêt et des ordres de remise de personnes sollicitées par le procureur (article 18). Ces deux magistrats sont de nationalité étrangère, et doivent jouir de la plus haute considération morale et d’une compétence professionnelle du niveau le plus élevé, et être connus pour leur impartialité et leur intégrité (articles 2 et 3 de l’accord). Nommés par le secrétaire général et totalement indépendants à l’égard de tous gouvernement et source, le procureur et le juge de la mise en l’état ne présentent aucune prise aux suspects et aux accusés, probablement habitués à bénéficier de certaines faveurs judiciaires. Quand on sait que les éléments de preuve réunis par la commission d’enquête avant la création du tribunal constitueront le gros du dossier soumis à celui-ci (article 19 du statut) et que M. Brammertz – qui devrait idéalement être le premier procureur – a pris grand soin de démontrer dans son deuxième rapport que sa procédure de travail garantit que les informations réunies seront admissibles devant le tribunal (paragraphe 111 du quatrième rapport de la commission), les assassins sont en droit de ne pas être rassurés. Peur de la lumière du grand jour Lâches, les assassins craignent par-dessus tout la lumière du grand jour. La publicité des audiences du tribunal (article 20), l’étendue de sa compétence ratione temporis et la durée de ses travaux n’ont pas l’heur de convenir aux assassins. Et ils ont bien raison : le pouvoir octroyé au tribunal de remonter au 1er octobre 2004 pour connaître des 14 attentats recensés jusqu’au 12 décembre 2005 dans l’annexe II à l’accord (auquel il faut, semble-t-il, ajouter un quinzième attentat, celui qui a coûté la vie à cheikh Pierre Gemayel), la possibilité de prolonger une ou plusieurs fois la période de ses travaux initialement fixée à trois ans (article 21 de l’accord) et le travail déjà effectué par la commission d’enquête font que la justice internationale aura toute la latitude d’examiner dans le détail, démonter et exposer les organigrammes et le mode de fonctionnement de la nébuleuse des services secrets libanais et syriens, et aussi des milices et organisations opérant au Liban, en Syrie et ailleurs, ainsi que les liens tissés entre eux en ce qui constitue de véritables « associations illicites », selon l’expression du code pénal libanais reprise à l’article 2 du statut. Peur du cadre étranger Habitués à se mouvoir et à perpétrer leurs grands crimes et leurs petits trafics dans un cadre familier, les assassins vont devoir s’habituer à un cadre étranger. Il suffit de penser à l’officier des renseignements libyens, Abdel Basset Ali Megrahi, responsable de l’attentat de Lockerbie, qui a été contraint de quitter son chaleureux pays natal d’abord pour les humides Pays-Bas, où il a été jugé, et ensuite pour la brumeuse Écosse, où il compte les années qui passent entre quatre murs de la prison de Barlinnie, à Glasgow. Démasqués par des enquêteurs internationaux puis jugés par une juridiction internationale, les responsables des crimes commis au Liban devront intégrer des geôles étrangères : ils purgeront leur peine dans les prisons d’un pays désigné par le président du tribunal dans une liste d’États qui auront fait savoir qu’ils sont disposés à recevoir les condamnés (article 29). Une double consolation pour eux : ils goûteront sans nul doute à un confort plus grand que celui dispensé par leurs prisons nationales, et ils ne partageront pas le sort des personnes qu’ils ont assassinées, puisque la peine de mort ne leur est (hélas ?) pas applicable. Comble d’insulte : ils connaîtront la faillite, puisqu’ils devront également indemniser les rares victimes qui ont échappé à la mort ainsi que les ayants droit des nombreuses victimes décédées (article 25). Nasri Antoine DIAB Avocat à la cour Professeur à la faculté de droit de l’Université Saint-Joseph et professeur invité à la faculté de droit de l’Université Paris V (2005-2006 et 2006-2007) Article paru le Jeudi 30 novembre 2006
Ce qui a longtemps été connu comme le tribunal international (pudiquement appelé aussi « à caractère international ») a finalement et officiellement été baptisé « tribunal spécial pour le Liban ». Le chemin qui devrait mener les assassins devant leurs juges est long et sanglant, mais son tracé devient plus sûr. Depuis le 29 mars 2006, date de l’adoption de la...