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Actualités - OPINION

Impression Ground zero

Voici le temps des chrysanthèmes, des requiems, des déterrements, des enterrements, des deuils pas faits malgré les prières, les noms inscrits sur les cercueils de fortune, la poisseuse évidence. Tout est poussière désormais. Les lendemains de guerre, les mots ne désignent plus que des choses disparues. C’est donc avec des mots fantômes qu’il faudra continuer le métier d’écrire, jusqu’à ce que de l’incantation survienne une réalité. Dans les discussions frénétiques, les analyses personnelles, les conclusions hâtives, les déversements de rancœurs et d’angoisses, les catharsis désordonnées qui animeront nos soirées pour un temps, je n’ai pas d’opinion. La nuit, pour pouvoir m’endormir, je tente de démêler l’écheveau des images qui m’assaillent. Une photo dans Le Point. Trois soldats israéliens qui reprennent leur souffle dans un camp frontalier. Tous les trois portent des lunettes. C’est fou comme il y a des soldats israéliens avec des lunettes. Je croyais que les myopes et les pieds-plats étaient exclus du service. Sans doute ont-ils plusieurs paires en réserve ? Pour les lentilles de contact, il faut au moins pouvoir se laver les mains. Un luxe quand on est en campagne. Ils devraient exiger qu’on les opère. Tous ces immeubles qui ont perdu leur façade. Des gens arpentent des escaliers suspendus dans le vide. Il y a une vieille dame qui monte seule. Chercher quoi ? Constater le désastre. Aura-t-elle la force de redescendre par le même chemin ? Cette photo m’angoisse. J’ai peur que la frêle silhouette ne soit prise de vertige. J’ai peur de tomber. Cana. Deux hommes tiennent, chacun d’une main, un enfant mort comme pour le faire tenir debout, ou pour le soulever, lui arracher ce fou rire des enfants quand ils ont l’illusion de s’envoler. Il rit ailleurs, l’enfant. Il ne s’est pas vu partir. Je vois bien qu’eux-mêmes ne s’en rendent pas compte, qu’il n’est plus là. Cana, Pompéi. Les corps sont gris de terre, la bouche pleine de cette terre qu’ils n’ont pas pu quitter. Baiser atroce de la terre. Est-ce une forme de l’amour ? 14 août. Qui sait si c’est fini ? Des camionnettes aux portes de l’école publique. Chargement de matelas, de hardes, de vagues souvenirs. Sourires crispés des femmes et des enfants. Les mains font des signes d’adieu. Dommage, nous nous sommes aimés. Pourquoi si vite ? Les vergers n’ont pas été arrosés depuis un mois. Il faut tenter de sauver la récolte. Le Liban, c’est un mot pour les gens derrière les bureaux. Mais les orangers, les bananiers, le tabac, oui, ça, ça veut dire quelque chose. La terre charnelle. Beyrouth, centre-ville. Une installation, comme ils disent. De l’art brut, ou quoi. Une centaine de stèles, des bougies, une espèce de sapin de Noël où pendent les jouets brisés, l’électroménager, le contenu des penderies, la vaisselle cassée, les mannequins de vitrines, les pauvres traces de vie des immeubles de la banlieue sud. Si tel est le but, je constate que c’est douloureux. Je ne peux m’empêcher de détourner les yeux de ce carnaval apocalyptique. Esthétique de guerre. La guerre est moche. Fifi ABOU DIB
Voici le temps des chrysanthèmes, des requiems, des déterrements, des enterrements, des deuils pas faits malgré les prières, les noms inscrits sur les cercueils de fortune, la poisseuse évidence. Tout est poussière désormais. Les lendemains de guerre, les mots ne désignent plus que des choses disparues. C’est donc avec des mots fantômes qu’il faudra continuer le métier d’écrire,...