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Actualités - OPINION

L’idéologie n’aime pas rire

Hassan Nasrallah n’a vraisemblablement pas le sens du divertissement. Il ne s’évade jamais ni ne se détourne des pensées sombres qui accompagnent le quotidien tragique d’un résistant. C’est son choix, certes, de faire de la résistance pour la résistance, de s’en servir pour asseoir encore plus l’autorité du Hezbollah au Liban-Sud, mais ce choix n’est guère partagé par l’ensemble des Libanais, par des citoyens qui ne veulent plus vivre dans la tragédie de la guerre, et qui ont choisi de faire prévaloir le bon sens sur l’aventurisme aveugle au nom de toutes les causes arabes. Ils ont préféré le bonheur, l’ouverture sur le monde, la volonté de modernisme et plus que tout, dans leur conquête de la liberté, ils sont soucieux de préserver un des acquis nahdawi du printemps de Beyrouth, à savoir la liberté d’expression. Ce droit fondamental tellement méprisé sous l’ère syrienne, l’ère de la censure, et pis encore lors de l’autocensure au nom de laquelle on a abandonné à elle seule une partie de l’opposition, est une condition essentielle de l’universalité de la liberté. Les émeutes de la nuit du 1er au 2 juin dernier ont dévoilé combien est forte la tentation d’une dérive liberticide, au nom de l’idéologie. Sanctionner dans la rue, et par les moyens qu’offrent la rue, un programme télévisé parce qu’il a dépassé les « lignes rouges » à l’égard d’un homme politique (quelle différence avec un homme religieux du moment où celui-ci participe à la chose publique ?) renvoie à l’absurde peint par Brecht dans cette magnifique métaphore : quand « le peuple n’arrive pas à dissoudre le gouvernement, pourquoi empêcherait-on alors le gouvernement de dissoudre le peuple ? » « Dissolvons » alors, comme le préconisait le dramaturge allemand, les populations d’Achrafieh, Aïn el-Remmaneh et Tarik Jdidé parce que l’on n’est pas parvenu à dissoudre le gouvernement. Un gouvernement dont l’autorité brille d’ailleurs par son absence et son incapacité à prendre en main la sécurité des citoyens. Encore fallait-il trouver un prétexte pour donner l’ordre, parce qu’il s’agit bien d’un ordre, d’un mouvement, peut-être pas préparé, mais sûrement encadré, organisé, dirigé par des cadres, sinon des députés du parti, et récupéré par les familiers de la surenchère. On l’a trouvé dans l’émission Basmat Watan. L’idéologie stigmatise l’ennemi : traître est celui qui réclame le désarmement des milices et le rétablissement de l’État de droit. L’idéologie fixe les « lignes rouges » à ne pas dépasser, mais nul ne sait en quoi elles consistent, où elles s’arrêtent et où elles commencent. Un peu comme lorsqu’on emprisonne à Damas parce que l’on « a porté atteinte au moral de la nation ». Qui mesure le moral de la résistance ? Qui différencie le politique du religieux chez Hassan Nasrallah ? Seule l’idéologie le dit, et elle se sert de la rue pour le faire savoir. L’idéologie a aussi ses outils de relais, pour la police et la propagande. Elle les a trouvés dans la Sûreté générale, qui se substitue au juge d’instruction, à la justice tout court, et dans le Conseil national de l’audiovisuel, simple organe administratif, qui s’est érigé, par la voix de son président Abdel-Hadi Mahfouz, en un véritable justicier, avec une certaine prétention à la totalité et à la vérité, qui cherche à imposer l’idéologie à tout le monde, en l’occurrence à Charbel Khalil dont les actes ne peuvent que représenter le détachement, l’incroyance et la descente vers l’hérésie. L’idéologie a aussi ses mythes, une gestuelle caractéristique, des images emblématiques, un jeu de drapeaux, de symboles, de couleurs, un langage automatique, des idiomes propres à elle, un culte de l’être suprême, et nul ne peut y toucher, pas même par le rire. C’est encore plus hérétique, plus dangereux par le rire. En introduisant l’humour dans la politique, on efface en quelque sorte le caractère tragique de l’idéologie. Demain on interdirait la bicyclette parce qu’elle n’est pas assez tragique, le jus d’orange parce qu’il rafraîchit, et les chaussures parce qu’il faut porter des bottes. Des bottes toujours prêtes aux victoires de l’idéologie, toujours prêtes aux guerres idéologiques, au « choc des civilisations », prêtes à marcher sur l’ennemi, où qu’il se trouve, à Tarik Jdidé, Achrafieh ou Aïn el-Remmaneh. Si l’ennemi n’existe pas, on le construit socialement. On le cherche, on finira toujours par trouver quelqu’un. Là commence la terrible vocation à vouloir former un tout, à faire de cette construction de la réalité un tout auquel nul ne peut échapper, sinon par l’exil ou le suicide. Là commence la tentation du totalitarisme, à chercher des ennemis partout, même parmi les amis, en les qualifiant de traîtres, de dissidents ou d’hérétiques, et à se lancer dans un perpétuel mouvement de production d’ennemis. Loin des compromis qu’impose la tradition politique libanaise, avec ses marchandages et ses arrangements, faudrait-il rappeler notre devoir de révolte et notre refus de toute demi-mesure lorsqu’il s’agit de défendre la liberté d’expression au Liban. Seul le droit en fixe les modalités d’exercice. Rien n’est sacré, et tout peut se dire, dans la mesure où l’opinion ne sombre pas dans la diffamation. Cela, seul le droit peut le différencier. Pas Hassan Nasrallah, ni ses hordes dans la rue ni Abdel-Hadi Mahfouz. On n’éradiquera jamais la bêtise et l’ignominie que le jour où l’on saura qu’il est des principes comme la liberté d’expression qui ne peuvent s’accommoder de tiédeur. Amine ASSOUAD IEP-Paris
Hassan Nasrallah n’a vraisemblablement pas le sens du divertissement. Il ne s’évade jamais ni ne se détourne des pensées sombres qui accompagnent le quotidien tragique d’un résistant. C’est son choix, certes, de faire de la résistance pour la résistance, de s’en servir pour asseoir encore plus l’autorité du Hezbollah au Liban-Sud, mais ce choix n’est guère partagé par...