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Actualités - REPORTAGE

Haut lieu des détentions et des tortures pendant l’occupation de sinistre mémoire III - Un an après le retrait syrien, la renaissance du « Beau Rivage »

Un an déjà. Chaque jour écoulé après le départ des troupes d’occupation syriennes se fête. Beyrouth est en fête. Beyrouth respire. Pour commémorer le premier anniversaire de 30 années d’occupation, « L’Orient-Le Jour » est allé à la rencontre de ceux qui ont vécu cette occupation dans leur chair et dans leurs biens, au quotidien, ceux qui ont résisté en cohabitant, douloureusement, avec l’occupant. Après Chtaura (édition du vendredi 21 avril 2006) et Tripoli (mercredi 26 avril 2006), retour à l’hôtel « Beau Rivage » et au bâtiment Golden Sands, deux bâtiments inscrits dans la mémoire de la guerre. Le premier a été occupé par Ghazi Kanaan et Rustom Ghazalé, entre autres officiers syriens. Au second, nommé Golden Sands, est abusivement attribuée l’appellation Beau Rivage. C’était la permanence des services de renseignements syriens à Beyrouth. Ce n’était pas évident pour Hussein et Françoise de résider dans cet immeuble où plus de 4 500 hommes, selon les anciens détenus, ont été torturés… Deux Beyrouthins égrènent les souvenirs, racontent et n’oublient rien. Khaled Harmouche est le propriétaire d’un hôtel quatre étoiles, le « Beau Rivage », que Yasser Arafat a voulu nommer « l’hôtel de la Révolution. » C’est là que les réunions étaient tenues. C’est là qu’ont résidé les artificiers de la politique syrienne au Liban. Que de souvenirs dans cet hôtel cossu qui n’a jamais fermé ses portes, qui revient à la vie… Il y a ceux qui ont résisté rien qu’en refusant de partir et il y a ceux qui ont été sauvagement torturés. Élie Bitar, militant du courant de Aoun, revient sur sa descente aux enfers, sur les différentes techniques de torture. Raymond Bouban est allé plus loin, jusqu’à Anjar… jusqu’à Mazzé et Tadmor. Il en est revenu et raconte son calvaire. Tous les détails. La vie a repris ses droits depuis le départ des SR syriens qui logeaient dans les immeubles du front de mer Habiter le secteur de Ramlet el-Baïda, un acte de résistance passive Le Beau Rivage, Anjar, Rustom ou Kanaan. Des noms propres qui ne perdront probablement pas de sitôt leur connotation négative dans l’inconscient de tout un peuple. Ces noms propres et d’autres – qu’ils désignent des endroits ou des personnes – resteront pour les Libanais synonymes de peur, d’humiliation et d’occupation. Il y a un an, le Liban était fébrile, exalté, ouvert à toutes les espérances et les promesses d’un avenir meilleur. L’évacuation des permanences des services de renseignements syriens de la villa Jabre au Bois de Boulogne, du Beau Rivage à Beyrouth, de Anjar dans la Békaa, le démantèlement des positions militaires syriennes du pont de Madfoun, du triangle Hammana-Mdeirej-Dahr el-Baïdar, de Tripoli, de Aley, de Hamate, de Dhour el-Choueir, et passe encore, ne constituaient pas de banals mouvements de troupes marquant un simple départ, mais un grand événement pour les Libanais qui ont attendu longtemps la souveraineté. Aujourd’hui, beaucoup oublient que le départ des troupes syriennes est un triomphe. Pour s’en rappeler, il suffit de visiter les endroits que les soldats de Damas ont occupé pendant trop longtemps, humiliant et torturant les Libanais, confisquant leurs maisons et leurs terrains, bref, leur territoire. La permanence des services de renseignements syriens de Ramlet el-Baïda, baptisée poste du Beau Rivage, du nom de l’hôtel situé dans la zone, en est l’exemple. Dans ce secteur, que ce soit dans l’immeuble Golden Sands, qui a abrité les cellules de torture, où à l’hôtel Beau Rivage, qui a logé des années durant l’ancien chef des services de renseignements syriens au Liban, Ghazi Kanaan, la vie reprend petit à petit le dessus. Dans un appartement cossu situé au neuvième étage de l’immeuble Golden Sands (le sable blond), Hussein Badran et sa voisine Françoise Heneiné racontent, à deux voix, les années d’occupation, l’évacuation de l’immeuble le 17 mars 2005 et la vie qui a repris depuis. Construit à la fin des années soixante, l’immeuble Golden Sands qui surplombe la plage de Ramlet el-Baïda a été occupé dès 1976 par l’armée syrienne. Évacué ensuite par les troupes de Damas, le bâtiment a été réinvesti en 1985, quand les Syriens sont revenus à Beyrouth. Jusqu’en mars 2005, les soldats syriens ont occupé le sous-sol ainsi que les premier, deuxième et quatrième étages du bâtiment. Au sous-sol, les pièces qui devaient servir de caves ou de chambres de domestiques, destinées à chacun des onze étages du bâtiment, ont été transformées en lieux de torture et en cellules de prison. Aux premier, deuxième et quatrième étages de l’immeuble logeaient les soldats syriens. En face du Golden Sands Building, un bâtiment avait abrité les appartements de Rustom Ghazalé, de deux de ses frères, et de plusieurs généraux syriens. L’ancien ministre et député assassiné, Élie Hobeika, avait également occupé l’un des appartements de ce bâtiment lorsqu’il était sous la protection des Syriens. À côté de l’immeuble Golden Sands, une bâtisse délabrée : c’était un bel immeuble, mais il avait été également investi par les soldats de Damas. Non loin de là, et jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, un terrain vague abritait, comme un cimetière, de la ferraille et des carcasses de voitures. C’étaient des véhicules appartenant à des hommes que les services de renseignements syriens avaient capturés et n’avaient probablement plus jamais relâchés. Retour au luxueux appartement du neuvième étage. Dès le début de la conversation, Hussein, le propriétaire, donne le ton. Comparant les années d’occupation qu’il a vécues dans sa maison aux douze derniers mois, il indique : « C’est aussi différent que le blanc et le noir, que la vie et la mort. » « Tout a changé pour nous », renchérit sa voisine Françoise, qui occupe avec son mari et ses deux enfants le onzième étage du bâtiment. Uniquement les onzième, neuvième et cinquième étages de l’immeuble sont restés habités par leur propriétaires tout le long de l’occupation. Réellement cohabiter avec l’occupant Ceux qui ont vécu des années durant dans le même bâtiment qui a abrité la permanence des services de renseignements syriens de Beyrouth et ses cellules de torture parlent de leur quotidien, sous l’occupation et après la libération. Ces détails – qui font toute la différence – ne viendront jamais à l’esprit d’une personne qui n’a pas cohabité – réellement cohabité – avec l’occupant. « Désormais, nous recevons du monde. Personne ne venait chez nous à part les membres proches de la famille », indique Hussein. « Nous n’invitions pas nos amis…Nous ne voulions pas les gêner en les obligeant à entrer dans l’immeuble et certains d’entre eux avaient peur », enchaîne Françoise. Elle tente de se souvenir, en énumérant, les choses qui ont changé depuis douze mois : « Le bus de ramassage scolaire passe désormais devant l’immeuble, nous pouvons garer nos voitures au parking. » Elle s’adresse à Hussein, lui demande s’il se souvient qu’il fallait toujours faire accompagner le plombier afin qu’il ne soit pas sollicité par les troupes de Damas. « Non seulement le plombier, mais aussi la manucure, le médecin…Toute personne qui devait venir chez nous pour une prestation », dit-il. Douze mois après le départ des troupes syriennes de leur immeuble, Françoise et Hussein parlent avec un humour teinté de cynisme et d’amertume des années passées sous l’occupation. « Nous vivions dans le bâtiment le plus sûr de Beyrouth, celui qui abritait la permanence des services de renseignements », ironise Françoise, racontant la première fois qu’elle avait mis les pieds dans le bâtiment où elle venait rendre visite à son fiancé qui est devenu, par la suite, son mari. « J’ai appelé l’ascenseur, des militaires syriens gardaient un prisonnier menotté et bâillonné, j’ai refermé la porte. La deuxième fois, la même scène s’est répétée. Puis je me suis habituée quand-même à prendre l’ascenseur », raconte-elle. Hussein se souvient du jour où l’immeuble a été réinvesti par les troupes de Damas en 1985. « Des informateurs de l’armée syrienne sont arrivés ; ils avaient des lits en fer qu’ils ont placés au premier étage », raconte-t-il, précisant, par ailleurs, que le bâtiment a été témoin de diverses occupations : l’armée syrienne, l’armée israélienne, une milice locale et de nouveau les troupes de Damas. Hussein était le premier à s’installer en 1967 dans ce bâtiment. Il a quitté le Liban en 1976 dès le début de la guerre pour l’Europe d’où il n’est rentré qu’une vingtaine d’années plus tard. L’appartement était gardé par deux employés de maison durant son absence. « Rayya mon épouse se souvient spontanément de tous les détails concernant les soldats syriens. Elle était tellement triste d’habiter l’immeuble quand ils étaient là », raconte-t-il. Mais même si son témoignage est ponctué de traits d’humour, Hussein, aussi, se souvient de tous les détails… On le devine surtout à son regard qui se durcit quand il revoit les traces des crosses des fusils sur les murs des étages occupés par les soldats syriens, à son attitude révoltée quand il fait visiter ce qui servait de cellules et de chambres de torture. « J’ai perdu vingt-deux ans de ma vie à cause de la guerre, en restant loin du Liban », dit-il, tristement. Hussein est rentré pour vivre dans un immeuble devenu la permanence des services de renseignements syriens de Beyrouth. Préserver l’appartement était pour lui un devoir. Un devoir comparable à celui des militaires qui luttent pour préserver un territoire. Vivre dans cet appartement constituait pour lui un acte de résistance. Il l’explique simplement. « Si l’appartement était vide, un général syrien se serait installé à ma place, il aurait pris mes affaires… », dit-il. Françoise aussi est restée avec mari et enfants pour protéger l’appartement. « Au début, je croyais qu’ils partiraient. Mais à la fin des années quatre-vingt-dix, quand les soldats syriens avaient évacué Beyrouth, ceux qui occupaient notre immeuble sont restés sur place. Nous leur avions demandé s’ils allaient partir eux aussi, ils nous ont expliqué que notre immeuble était une permanence des services de renseignements, qu’il ne sera jamais évacué, même après le départ des soldats », raconte-t-elle. Françoise a compris. Elle n’a plus jamais posé la question. Odeur de brûlé Revenant sur le retrait de l’année dernière, Françoise et son voisin se souviennent surtout de cette odeur de brûlé qui a plané autour de l’immeuble avant le retrait syrien. « Durant deux semaines, ils ont brûlé des documents. Ils ont voulu effacer toutes leurs traces, repeignant les cellules », indique Hussein, précisant que pour comprendre pourquoi l’immeuble Golden Sands a été initialement investi par les services de renseignements, un tour au sous-sol est nécessaire. Le sous-sol de l’immeuble Golden Sands, en un an, s’est métamorphosé. Un étranger qui n’est pas familier avec les histoires que l’on raconte sur le Beau Rivage ne parviendra jamais à deviner que cet espace a servi à la torture et à l’emprisonnement sous l’occupation syrienne. Un incrédule pourrait même trouver l’espace ordinaire, croyant qu’il est devant des caves délaissées, presque délabrées, d’un ancien immeuble luxueux de Beyrouth. Il ne remarquera certes pas au premier abord un portail en fer à l’entrée, ou encore des portes ouvertes qui donnent sur des cellules mal repeintes. Hussein Badran a probablement raison : le Golden Sands a été occupé à cause de ses petites chambres au sous-sol. Nombreuses d’entre elles n’ont pas de fenêtre. Les cellules de prisons étaient donc toutes prêtes. Parmi ces petites chambres, une seule a été restaurée. Le visage de Hussein s’éclaire en mettant la clé dans une serrure : il a restauré sa cave. Les murs de la pièce sont blanc immaculé et présentent une dizaine d’étagères, où l’on distingue notamment des narguilés et des ustensiles de cuisine. L’espace abrite aussi des chaises et une table pliantes ainsi que d’autres meubles destinés probablement à prendre place au balcon en été. Posé dans un coin de la pièce, un drapeau du Liban enroulé. Hussein a dû l’utiliser à plusieurs reprises l’année dernière. D’ailleurs, au lendemain du départ des services de renseignements syriens, en mars 2005, de l’immeuble, Hussein a organisé une réception qui a rassemblé une cinquantaine de personnes. Pour célébrer le départ des troupes de Damas, les convives sont sortis au balcon du neuvième étage et ont entonné l’hymne national devant le drapeau libanais. Regardant le panorama de son balcon du onzième étage, Françoise explique : « L’extraordinaire vue de Ras Beyrouth et de toute la mer suffisait à nous faire oublier la situation intenable dans notre immeuble. » Vingt-neuf ans d’occupation. Syriens, Israéliens, diverses milices – pour ne parler que des forces qui ont investi Beyrouth après l’indépendance – n’ont pas eu raison de la capitale du Liban. Une ville à l’image de ses habitants. Comme les personnes qui la peuplent et sous la douceur de vive apparente, Beyrouth restera une ville combattante. Patricia KHODER Témoignages d’anciens détenus du « Golden Sands », de Mazzé et de Tadmor « Ceux qui ne se tiennent pas bien en enfer sont envoyés chez les SR syriens… » Non moins de 4 500 hommes, des Libanais pour leur majorité, sont passés par le purgatoire du « Beau Rivage ». Les chanceux sont sortis pour retourner directement à la vie normale. Les « méchants » sont allés aux enfers des prisons syriennes, marquant un passage chez les écorcheurs de Anjar. Notons, pour les profanes, que ceux qui se faisaient appeler « les observateurs syriens », après l’entrée triomphale à Beyrouth, ont installé leur QG dans un immeuble de Ramlet el-Baïda (Golden Sands), non loin de l’hôtel Beau Rivage. C’était l’année 1985. Rapidement, le seul terme de « Borivage » est devenu synonyme d’arrestation et de torture à la direction des services de renseignements syriens à Beyrouth. Pour les non-initiés, Anjar était le quartier général de tous les SR syriens au Liban : la crème de la crème. Pour en venir aux prisons syriennes centrales, il serait utile de préciser, pour ceux qui se souviennent de Midnight Express, que l’incarcération telle que décrite par Oliver Stone serait une balade au bord du lac Léman à comparer avec ce qui se passe en Syrie. Élie Bitar, 36 ans, est aujourd’hui avocat à la cour. Son engagement dans le mouvement de Michel Aoun remonte aux années Baabda (1988-1990). Après l’opération du 13 octobre 1990, la lutte devient clandestine. « C’était une époque où l’expression “Aoun réjée” (Aoun reviendra) valait le discours politique le plus virulent », se souvient el-Mir, surnom que Bitar a acquis au bout de six arrestations, dont cinq chez les services libanais acquis à la tutelle syrienne et une au Beau Rivage (l’immeuble Golden Sands). « Il n’y avait ni e-mail, ni téléphone portable, se rappelle le résistant de Hadath (située à l’ancienne ligne de démarcation). Il suffisait de klaxonner et de dire aux copains “kazdoura”, promenade, pour qu’ils comprennent qu’à la nuit tombée, nous irons lâcher des tracts, appelant au rejet de la tutelle. » Une aube d’automne 1993, Élie Bitar est réveillé par des coups violents à sa porte. Sa mère laisse entrer des militaires qui se présentent comme des soldats de l’armée libanaise. « Nous avons besoin d’Élie pour cinq minutes », lui disent-ils. À l’accent de l’officier et à la vue de leurs véhicules, el-Mir, jusqu’alors caché, escalade le balcon des voisins… Il finira par être arrêté et conduit à Ramlet el-Baïda, avec huit autres camarades, dont Paul Kallab. La cellule est au troisième sous-sol, l’interrogatoire au dixième étage. Pour y arriver, le détenu est supposé monter les escaliers en courant, les yeux bandés par une chambre à air, les mains retenues derrière le dos avec des fils électriques. À chaque palier, un bourreau l’attend, un fouet à la main. « Les interrogatoires, de nuit comme de jour, étaient interminables, raconte l’ancien résistant. Nous étions accusés d’actes de guerre contre des positions syriennes. La nuit, il arrivait qu’un gardien vienne fouetter, avec une chaîne, la porte métallique de la cellule. “Debout ! Rangez vos affaires. Vous partez à Mazzé (Syrie)”. Le seul nom de Mazzé suffisait pour nous inspirer l’horreur. Il nous faisait attendre des heures, juste pour nous mettre sous pression. Il va sans dire aussi que les gifles et les insultes étaient constantes et intenses. » Le résistant tire sur sa cigarette et creuse dans ses souvenirs. « Je vais te faire oublier ce que tu as étudié à l’université, m’avait dit le bourreau. Regarde-moi, pourquoi vous ne voulez pas vivre avec nous ? Tu crois que t’es plus beau que moi ? En quoi vous êtes meilleurs que nous ? » L’avocat se souvient que ses geôliers avaient également le complexe de Aoun, qu’ils insultaient à tout va. « Nous seuls pouvons vous protéger, Aoun n’est qu’un mulet… », répétaient-ils. Venant aux choses sérieuses, c’est-à-dire à la maîtrise de l’art, celui de la torture, l’avocat parle de plusieurs épreuves. La poulie, mieux connue sous le nom de « balanco » laisse des douleurs atroces et des séquelles dans le dos et les mains : les poings sont liés par derrière et suspendus, par câble, au plafond. La douleur est proportionnelle au degré d’élévation du sol. La roue : le prisonnier est assis dans une roue de véhicule et fouetté sur ses pieds. La chaise allemande (ou anglaise) : le détenu est lié à une chaise dans le sens opposé au pli normal du corps et le dos s’arque. Le poulet : accroupi, les mains sous les cuisses, il est violemment battu. L’hélice : le détenu a les yeux bandés et une meute de geôliers s’acharnent à le gifler, à tour de bras. Évidemment, el-Mir a remporté le grand chelem. Au terme de dix jours et dix nuits, le directeur des SR syriens à Beyrouth, un certain Rustom Ghazalé, convoque Élie Bitar dans son bureau. «Nous avons abouti à la conclusion que vous êtes innocents. Nous nous excusons. Va réunir les chabéb. Je veux leur parler », lui dit-il. C’est donc après avoir enduré un discours soporifique sur l’arabité, version Baas, que les neuf compagnons d’infortune sont relâchés. « J’ai encore des réticences à aller en Syrie, quoique ma bataille avec les Syriens soit terminée, conclut le militant aouniste. Je reste lucide. Mon sacrifice n’est qu’une goutte dans un océan. Pensez à ceux qui sont toujours détenus dans les geôles syriennes et à ceux dont on n’a pas retrouvé les corps. » Arrêté à l’aéroport Le récit de Raymond Bouban, aujourd’hui âgé de 42 ans, est autrement plus atroce. Il suffit de savoir que ce Palestinien, né au Liban et n’ayant pas fait partie d’une organisation armée, a passé 11 ans dans des prisons centrales syriennes, après un passage par le « Golden Sands » et Anjar. La raison ? Des querelles de quartier avec des miliciens d’un mouvement prosyrien spécialisé dans la chasse au Palestinien, du temps de la guerre des camps (1985-1986). « J’ai été arrêté à l’aéroport, un 11 septembre 1986, et conduit à Ramlet el-Baïda. Ma famille s’apprêtait à émigrer en Afrique. Le 7 octobre, alors que j’étais en Allemagne, des missiles avaient été tirés sur l’immeuble des observateurs syriens. Ils voulaient que “j’avoue” avoir commis ce crime, ou n’importe quel autre, peu leur importait, l’essentiel est qu’à leurs yeux j’étais coupable. » Raymond Bouban se souvient de son calvaire : « Ils me battaient avec des tiges de fer et des câbles. J’avais les yeux bandés. Ils passaient des heures à me gifler lors d’interrogatoires bidons axés sur cette histoire de missiles. » Faut-il signaler que M. Bouban est naturellement passé par « la roue », « le poulet », « l’hélice » et « la chaise allemande » ? Sauf qu’en 1986, la technique du « balanco » n’était pas encore au point. Après Beyrouth, direction Anjar. « Nous les appelions les égorgeurs de Anjar, se souvient-il. Ils avaient le droit de tuer sous la torture et avaient déjà fait leurs preuves dans ce domaine. Le détenu était accueilli par un autre bourreau de renommée, le colonel Youssef al-Abed (alias le prophète Youssef, puisqu’il avait droit de vie et de mort sur ses captifs), un boxeur qui recevait les nouveaux comme des punching balls. Chez eux, le “balanco” est plus sauvage : le détenu est suspendu par une seule main ou un seul pied. » Au bout de cinq jours, sous la menace d’arrêter son père et de le tuer devant lui, Raymond Bouban leur « avoue » tout ce qu’ils veulent entendre. Ensuite, il a suffi d’une minute de simulacre de procès à Mazzé, avant d’accueillir le Palestinien de 22 ans, pour un séjour d’un an et demi de tortures au quotidien. Après Mazzé… Tadmor (Palmyre) ! « Ceux qui ne se tiennent pas bien en enfer sont envoyés à la prison de Tadmor, avions-nous l’habitude de dire, raconte M. Bouban. Déjà, des soldats de corvée accueillent les nouveaux venus et fixent, au choix, combien de centaines de fois le détenu doit être fouetté sur son dos et sur ses pieds, avec les tiges de fer. Ce n’est qu’un avant-goût de ce qui attend Bouban pour les cinq ans à venir. Peu de nourriture et beaucoup de passages à tabac, se souvient-il. Chaque jour presque, cinq détenus environ mouraient sous la torture. Nous nous en rendions compte lors de l’appel. Deux de mes camarades libanais sont morts de la sorte, un troisième du choléra. » Un autre souvenir « exquis » de Tadmor est l’interdiction de bouger son petit doigt en dormant. « Un détenu était chargé de s’assurer qu’aucun prisonnier ne bouge et n’ouvre l’œil. Se gratter l’épaule, la nuit, pouvait coûter une séance de torture, le lendemain, et le détenu pouvait tourner de l’œil... ». Raymond Bouban passera les quatre années suivantes de sa détention arbitraire à la prison centrale de Saydnaya. « Tadmor n’est pas la pire prison de Syrie, c’est la pire du monde ! » conclut-il, avec une pensée pour les camarades qu’il était forcé à frapper avec une sandale jusqu’à ce qu’ils saignent… et une autre pour ceux qui ne sont toujours pas revenus de Syrie. Jad SEMAAN L’hôtel « Beau Rivage » n’a jamais abrité de prisons ou des cellules de torture Khaled Harmouche, propriétaire et directeur de l’hôtel Beau Rivage, déroule une dizaine de plans devant lui. Il compte restaurer l’établissement. Tout au long de la guerre et de l’occupation, l’hôtel – classé quatre étoiles A – n’a jamais fermé ses portes, n’a jamais abrité des cellules de torture ou de prison. Il n’a pourtant pas fonctionné à plein rendement. Loin de là. « Les généraux syriens ont habité le Beau Rivage durant un certain temps, c’est tout. L’hôtel n’était pas la permanence des services de renseignements syriens à Beyrouth. Cette dernière était située deux rues plus loin, en descendant vers Ramlet el-Baïda », précise M. Harmouche. Khaled Harmouche, comme les employés de son hôtel, est probablement las d’expliquer que c’est la rumeur qui a fait la (mauvaise) réputation de son hôtel. Construit en 1967 par Hassan Harmouche, le père de l’actuel directeur de l’établissement, le Beau Rivage était à cette époque parmi les rares hôtels de Beyrouth à être doté d’une salle de sport et d’une piscine. Composé de onze étages à partir du rez-de-chaussée, l’hôtel compte u3ne centaine de chambres et de suites, dont certaines donnent sur la belle plage de Ramlet el-Baïda. Parmi ces suites, la 207 a été occupée des années durant par l’ancien chef des services de renseignement syriens au Liban, Ghazi Kanaan. L’hôtel Beau Rivage a connu son époque de gloire de la fin des années soixante jusqu’au début de la guerre. D’ailleurs, c’est non sans fierté que Khaled Harmouche feuillette en souriant des photos du passé. Des images qui montrent des princes et des artistes qui ont séjourné à l’hôtel ou encore des hommes politiques qui ont choisi des salles de l’établissement pour se réunir. Il semble que le Beau Rivage avait été le témoin de tant de réunions que le chef de l’OLP, Yasser Arafat, aurait voulu le renommer « l’hôtel de la Révolution ». Sur ces photos, on voit la famille Harmouche entourant le footballeur brésilien Pelé. On reconnaît également pêle-mêle le roi Fahd d’Arabie, cheikh Khaled el-Abdallah du Koweït, Charles Aznavour, Oum Koulthoum, Mohammad Abdelwahab, Saëb Salam, Majid Arsalane, Kamal Joumblatt, Adnan Baassiri, Ghassan Tuéni… Le propriétaire se plonge ensuite dans un classeur contenant des coupures de presse. Certaines pages jaunies relatent des événements de la guerre. Par exemple, la libération des otages français accueillis à l’hôtel Beau Rivage par le général syrien Ghazi Kanaan avant leur remise aux autorités françaises. Il y a aussi des informations relatives aux réunions entre les responsables libanais et les officiers syriens à l’hôtel Beau Rivage (certaines suites de l’hôtel avaient servi d’appartement aux officiers de Damas jusqu’aux années quatre-vingt-dix). À voir les photos du passé, toute la République a quasiment défilé à Ramlet el-Baïda. M. Harmouche précise que l’hôtel Beau Rivage a été occupé par l’armée israélienne en 1982. Il se souvient de l’année 1985, quand les troupes syriennes ont réinvesti Beyrouth. « Les soldats syriens sont revenus en tant qu’observateurs. Leur nombre grossissait petit à petit. Ils ont occupés trois étages de l’hôtel », indique-t-il, citant le nom de certains officiers dont la carrière a progressé après leur séjour au Liban. Les officiers syriens ont préféré s’installer dans les étages inférieurs du bâtiment, tenant leurs réunions dans les chambres et les suites, jamais dans le lobby ou les espaces communs de l’hôtel. En 1987, le Beau Rivage était pratiquement encerclé. L’établissement était entouré de barrages. En 1990, l’immeuble qui abrite actuellement les locaux du quotidien al-Mustaqbal, et qui est situé quasiment en face de l’hôtel, a été utilisé durant des années comme siège provisoire de la présidence de la République. L’hôtel Beau Rivage était inclus dans le périmètre de sécurité, qui a compté onze barrages à une certaine époque. L’accès aux voitures était également interdit. Malgré tout, Khaled Harmouche a effectué, il y a une dizaine d’années, des travaux de restauration dans les étages supérieurs de l’hôtel, restaurant progressivement une quarantaine de chambres situées dans les étages supérieurs et les espaces communs, comme la salle de bal et le lobby. Cet espace restauré tranche avec les étages qui avaient été occupés par les officiers syriens. Ici la moquette des corridors est tachée et le papier peint déchiré. La suite 207, celle que le général Ghazi Kanaan a habité durant des années, est composée de deux pièces. Les lieux recèlent un vieux coffre-fort de fabrication britannique qui appartenait initialement à l’hôtel, et une chaise en bois placée devant une table usée. L’espace est poussiéreux, les fenêtres sont nues, la moquette est sale et le papier peint jauni. Une étrange atmosphère se dégage de cette pièce vide et froide. Cette ambiance déclenche des sensations entremêlées de dégoût, de peur, de haine… mais aussi de soulagement. « Il faut avoir la foi. Croire au Liban », indique Khaled Harmouche. D’ailleurs, c’est pour cette raison qu’il tente depuis des années de faire revivre l’hôtel en organisant des expositions, en invitant des conférenciers… Il souligne l’importance de l’emplacement du Beau Rivage qui est situé à proximité de l’aéroport de Beyrouth, de la Cité sportive, des grands centres commerciaux de Jnah, et qui donne sur la montagne et la mer. M. Harmouche indique avoir « vécu l’occupation syrienne au jour le jour ». Celui qui tient à préserver le Beau Rivage – car l’hôtel fait partie de l’histoire familiale – n’a pas célébré le départ des troupes de Damas, pendant les années noires, et pour cause : la famille était endeuillée. Youssef Harmouche, le frère du directeur du Beau Rivage, est décédé le 16 mars 2005, à la veille du départ des membres des services de renseignements syriens de Beyrouth. Il y a un peu plus d’un an, les troupes syriennes évacuaient définitivement Beyrouth. Signe des temps, la clientèle de l’hôtel a changé. Depuis un an, le comité de suivi du 14 mars – rassemblement des forces de l’intifada de l’indépendance – tient souvent ses réunions dans l’une des suites du Beau Rivage, l’établissement qui a donné son nom, pendant les années noires, à la permanence des services de renseignements syriens de Beyrouth. Pat.K.
Un an déjà. Chaque jour écoulé après le départ des troupes d’occupation syriennes se fête. Beyrouth est en fête. Beyrouth respire. Pour commémorer le premier anniversaire de 30 années d’occupation,
« L’Orient-Le Jour » est allé à la rencontre de ceux qui ont vécu cette occupation dans leur chair et dans leurs biens, au quotidien, ceux qui ont résisté en cohabitant,...