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Actualités - OPINION

CONTE Les tourments d’Émile

Nabil et Nabila se sont finalement décidés de rentrer à Beyrouth avec leur bébé Émile. L’offre de transfert de poste vers cette ville faite à Nabil par la SHA-FI-PD (Société helvético-africo-asiatique de financement et d’investissement dans les pays du tiers monde en voie de développement rapide mais néanmoins durable SAS) ne pouvait être refusée. Elle était justifiée par sa connaissance, toute approximative soit dit en passant, de la langue arabe, laquelle s’est traduite par un salaire de base quadruplé dont la simple évocation du montant faisait sursauter n’importe qui. Nabila avait cependant quelques appréhensions. Retrouvera-t-elle au Liban les parcs et les trottoirs ombragés dont elle avait tant profité à Genève ? « Tu verras, lui disait Nabil, le soleil et l’air marin de la Suisse d’Orient donneront santé et couleurs à notre petit Émile. » En attendant que celui-ci atteigne l’âge d’être scolarisé, le couple a convenu que Nabila le promènerait tous les jours dans la capitale du pays du Cèdre. C’est ce qu’elle fit le lendemain même de leur arrivée. Sur le trottoir qu’elle emprunta en sortant de chez elle, un premier obstacle surgit : une grue de chantier avec une bétonnière en pleine activité. Plus loin, ce sont des bennes à ordures qui empêchent de passer. La promenade se poursuit en louvoyant entre poteaux, bornes et panneaux de toutes sortes. Des voitures garées sur le trottoir l’obligent à descendre sur la chaussée. La bordure beaucoup trop haute fait qu’Émile a les pieds en bas comme dans une glissade sur un toboggan d’enfants. En remontant, c’est au tour de la tête de se trouver en bas comme pour les sauteurs à l’élastique en fin de chute libre. Une crevasse le projette sur la paroi droite de son landau, une autre manque de l’étourdir en le cognant sur celle de gauche. Le passage clouté, réservé en principe aux piétons, est occupé par des grosses 4x4 dont le vrombissement des moteurs suggère qu’elles se préparent à un départ de Grand Prix. Les conducteurs de quelques voitures, ne maîtrisant plus la tension de l’attente, brûlent le feu rouge et démarrent en trombe. Nabila effectue alors une course en zigzag avec arrêts brusques, marches avant et marches arrière intempestives, qui font voir au pauvre Émile un ciel de Beyrouth dans lequel tournoient des immeubles. Au bout d’une semaine d’acrobaties du même acabit, Nabila, constatant chez son Émile des tics nerveux, des réveils en pleurs la nuit et des contractions des doigts des pieds, se résout finalement à le montrer à leur ami, le pédiatre Jamil, rentré lui aussi d’émigration. Le verdict de celui-ci fut catégorique : « Émile est “ jerky ” (Jamil a fait ses études en Amérique), ne le sortez plus de sa chambre, assurez-lui une lumière diffuse et faites jouer sans interruption de la musique douce, le Concerto pour flûte et harpe de Mozart par exemple (Jamil était mélomane). Dans dix jours, tout ira bien, il vous sourira à nouveau. » En quittant la clinique privée de Jamil, Nabila se demandait si le salaire mirobolant de Nabil méritait que l’on sacrifiât à ce point l’épanouissement d’Émile. Elle décida d’en discuter le jour même avec son mari. Grégoire SÉROF
Nabil et Nabila se sont finalement décidés de rentrer à Beyrouth avec leur bébé Émile. L’offre de transfert de poste vers cette ville faite à Nabil par la SHA-FI-PD (Société helvético-africo-asiatique de financement et d’investissement dans les pays du tiers monde en voie de développement rapide mais néanmoins durable SAS) ne pouvait être refusée. Elle était...