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Les proches ne tarissent pas d’éloges sur la personnalité des trois victimes À Hazmieh, Baabdate et Koraytem, la douleur incommensurable des trois familles (photo)

Parfois c’est un simple coup de fil qui fait basculer toute une vie. Une sonnerie de téléphone et un interlocuteur à la voix tremblotante qui a du mal à trouver ses mots pour vous informer, doucement, que ceux que vous aimez ne reviendront plus vivants au pays. Vendredi dernier, vers midi, les familles de Gibrane Badine, 55 ans, Karim Khoury, 37 ans, et Évelyne Abou Dib, 29 ans, ont su que leurs bien-aimés ne rentreront plus jamais vivants de Bagdad. Les détails, elles les sauront plus tard, grâce aux témoins qui rentreront au pays. L’émotion aussi sera plus intense quand les familles récupéreront les dépouilles mortelles de ceux qui avaient l’habitude de franchir vivants – avec un petit air de fierté – les frontières d’Irak, de Syrie et du Liban. Il est de ces chocs qui rendent muets, de ces malheurs trop lourds que l’on ne parvient pas à assumer d’un seul coup. Et souvent les larmes qui coulent en silence ou les phrases qu’on prononce en chuchotant sont de loin plus éloquentes que les terribles cris de malheur. C’était le cas dans la matinée de samedi à Hazmieh, à Baabdate et à Koraytem, auprès des parents et des proches de Gibrane Badine, Karim Khoury et Évelyne Abou Dib. Hazmieh, le troisième étage d’un immeuble imposant non loin de l’ambassade de Libye. L’appartement raffiné et élégant du producteur Gibran Badine, très connu dans les milieux de la télévision au Liban. Le même bâtiment abrite le siège de la chaîne satellitaire Hiya où Badine avait travaillé jusqu’à l’année dernière avec son beau-frère, le producteur et réalisateur de télévision Nicolas Abou Samah. Mais il y a un an, Gibrane Badine a voulu tenter l’expérience de l’Irak avec son ami de toujours Sami Khoury, le frère aîné de Karim. L’appartement grouille de monde. Les amis accourus aux nouvelles ne parviennent pas à croire que les journaux télévisés avaient diffusé la veille le nom de Gibrane parmi les trois Libanais abattus dans leur villa à Bagdad. « Mon frère se considérait comme un pionnier, un fonceur qui voulait relever tous les défis », indique Leila en donnant des exemples. « À chaque fois qu’on lui faisait la remarque sur son travail en Irak, il répondait : “la prochaine fois, je vous emmène à Darfour” ou encore “j’ai survécu à la guerre du Liban, j’ai subi un pontage cardiaque, ce n’est donc pas en Irak qu’on réussira à me tuer” », rapporte-t-elle. « Durant les années soixante-dix, avec Marcelle, son épouse, il avait opté pour le mariage civil, à Chypre. Huit ans plus tard, son fils avait besoin de plusieurs certificats, dont celui du mariage religieux de ses parents pour faire sa première communion à l’école ; Gibrane a donc appelé un prêtre pour la cérémonie religieuse qui a été organisée à la va-vite à la maison », poursuit-elle. Gibrane Badine, un homme d’une autre trempe Gibrane a quitté Beyrouth pour la dernière fois au début de septembre. Il était rentré pour deux semaines au Liban afin de voir ses enfants, établis au Canada et qui étaient venus passer les vacances d’été au Liban. Nemr – 25 ans, qui travaille dans le domaine de l’informatique – et Wissam – 22 ans qui suit des études de cinématographie – avaient quitté Beyrouth le week-end du 4 septembre. Ils sont rentrés samedi en soirée du Canada. Leila n’a pas vu son frère lors de son dernier séjour au Liban. « Il était là très souvent, je me suis dit qu’il fallait lui laisser le temps pour qu’il passe de bonnes vacances tranquilles avec ses enfants », dit-elle, soulignant qu’elle l’avait contacté en espérant le voir lors de son prochain séjour à Beyrouth. La famille de Gibrane et de Leila Badine compte sept filles et deux garçons. « Il était l’aîné des garçons, le pilier de la famille », dit-elle, racontant que Gibrane, qui était un fin gourmet, lui rendait parfois visite à l’improviste, à l’heure du déjeuner, se pointant chez elle avec une bouteille de vin. « C’était un bon vivant, il aimait les tables bien garnies. Sa maison était ouverte à tous. Il tenait à être tout le temps entouré de sa famille et de ses amis », raconte Leila. La dernière fois qu’elle avait vu son frère, il y a presque deux mois, c’était à Zaarour. « Gibrane y avait acheté un terrain sur la colline la plus élevée, la plus éloignée de la civilisation. Il racontait qu’il voulait y construire une maison en disant : “c’est ici que je coulerai une douce retraite” », ajoute-t-elle. Fadia est la sœur de Marcelle, l’épouse de Gibrane. Comme tous les membres par alliance de la famille Badine, elle est bouleversée par la nouvelle. « C’était un homme très charismatique, rêveur et fataliste, un fonceur en même temps, allant droit vers le danger, cherchant les sensations extrêmes et vivant les choses jusqu’au bout », dit-elle. « Un hyperactif plein de vie, qui a misé sur les valeurs sûres, comme l’amour qu’il portait pour sa femme, il répétait tout le temps quand il parlait de son couple : “nous sommes soudés pour la vie”. » « C’était aussi un homme de dialogue, je suis sûre que si les miliciens avaient négocié avec lui, les trois ne seraient pas mort vendredi », poursuit-elle. « Gibrane vouait une fidélité hors normes à ses amis. Il n’a pas coupé le contact par exemple avec ses camarades de classe », indique son beau-frère et compagnon de toujours, Nicolas Abou Samah. « Il était certes fonceur et aventurier, mais Gibrane était avant tout un homme au cœur d’or », dit-il. « Il croquait la vie à pleines dents, entreprenant ses projets avec passion. Dernièrement, il voulait monter une télévision en Irak », raconte-t-il. « Pionnier dans l’âme, il a décidé de partir pour Bagdad et de travailler dans l’agroalimentaire, lui qui a passé plus de trente ans de sa vie dans la production télévisée et publicitaire », indique Abou Samah. « Libre d’esprit, il encourageait ses enfants à foncer, à entreprendre ce qu’ils aiment faire sans avoir peur », ajoute-t-il. Dimitri est un jeune réalisateur, il a fait la connaissance de Gibrane Badine il y a une dizaine d’années. Malgré la différence d’âge, une grande amitié s’était tissée entre les deux hommes. « Je n’ai jamais travaillé avec des personnes comme lui. Gibrane fait partie d’une autre trempe d’hommes, où les relations humaines passent bien avant les gains financiers », indique Dimitri, donnant des exemples. « L’important pour lui, c’était que le travail soit bien fait et livré à temps, il n’imposait aucun horaire, ne faisait aucun reproche », dit-il. « Si jamais on faisait face à des problèmes au travail, il ne s’énervait pas, donnait des conseils. Si on s’excusait d’une erreur, il nous rassurait en minimisant, disant que la prochaine fois ce sera meilleur », ajoute-t-il. « Gibrane avait la capacité de rester calme, de garder le sourire, de tourner la page sans rancune, même s’il était lésé. Il ne voulait pas perdre son temps et son énergie avec des petitesses et des mesquineries », raconte Dimitri avant de conclure : « C’est comme si je perdais mon père pour la deuxième fois. » Karim et Évelyne, une longue histoire d’amour Baabdate, la villa des Khoury. Samia, la mère de Karim, parle doucement en feuilletant le dernier album photo de son fils. Celui de son mariage avec Évelyne Abou Dib, en mars dernier. « Il n’a pas eu le temps de faire sa lune de miel. Juste après la cérémonie, il devait partir en Irak pour le travail ; c’est donc cet été qu’il a effectué le tour du monde en quarante-cinq jours avec son épouse. Leur dernière étape était le Liban. Ils y ont passé deux semaines. Ils ont quitté Beyrouth le jeudi 2 septembre, une semaine avant l’assassinat », raconte-t-elle, énumérant quelques périples du voyage : plusieurs régions des États-Unis, l’île de Hawaï, une partie de la Chine, la Malaisie, le Japon, les Pays-Bas et l’Italie. Karim aimait voyager. Ses pays de prédilection étaient le Japon et l’Italie, où il avait séjourné deux ans. Après son bac passé au Liban, il avait suivi des études de gestion et de finances à l’Université de Columbia, aux États-Unis. « C’était un gentil garçon, doux, aimable, sincère et authentique. Il était proche de tous les membres de sa famille, de ses nièces surtout. Il avait l’habitude quand il rentrait au Liban de faire le tour de la famille et des proches », raconte Samia. « Pour son mariage, il avait opté pour une cérémonie très simple, sans grande réception », ajoute-t-elle. « Mon fils était aussi ambitieux et intelligent. Il parlait cinq langues. Le travail en Irak le motivait. Il était très discipliné aussi », relève la mère de Karim se rappelant de souvenirs lointains, notamment la scolarité sans failles du dernier-né de ses quatre enfants. « Karim m’a envoyé un e-mail mercredi et il m’a appelée jeudi. Il m’a dit qu’il partirait le lendemain à Souleimaniya et qu’il serait de retour au Liban avec son épouse pour Noël », conclut Samia. Mona, la sœur aînée de Karim, évoque la tendresse que son frère éprouvait pour les enfants de la famille. « Il était comme leur frère aîné, toujours présent, leur donnant des conseils, il passait des heures à parler avec ses nièces », dit-elle. Pour Karim, l’Irak était un défi. « Il disait avec enthousiasme que c’était un pays en pleine expansion, un terrain vierge à exploiter », raconte Mona. Elle évoque le dernier séjour de son frère au Liban. « On a passé notre temps à regarder la vidéo du tour du monde en 45 jours qu’il avait effectué avec Évelyne. Sur le tableau d’un temple en Inde il avait inscrit en arabe : “Que Dieu nous entoure de sa miséricorde”. Il avait hâte d’épouser Évelyne, de vivre avec elle. Ils étaient très heureux ensemble », dit-elle. Koraytem. La maison d’Évelyne Abou Dib. Quand ils ont reçu la nouvelle, Sarkis et Dalal, les parents de la jeune femme, originaired d’Ehden, ont quitté leur maison estivale au Liban-Nord pour rentrer à la hâte à Beyrouth. Tarek, le frère d’Évelyne, est rentré samedi midi de Paris. « C’était une jeune femme discrète, serviable, présente auprès de ses amis. Elle aimait la lecture, les sorties au cinéma », raconte Anne, une amie proche de la famille. « Elle était simple et authentique. D’ailleurs, pour son mariage, elle avait opté pour la simplicité, une cérémonie qui lui ressemblait tant », ajoute-t-elle. Diplômée de l’Esa, Évelyne – Ivy pour les intimes – avait travaillé deux ans à Dubaï auprès d’une firme de cosmétiques. C’est aux Émirats arabes unis qu’elle avait rencontré Karim, il y a six ans. Même si elle vivait à Beyrouth, Évelyne aimait passer ses week-ends et ses vacances à Ehden, retrouvant ses amis et ses proches surtout. « Elle était l’enfant chérie de tous, que ce soit du côté de sa famille maternelle ou paternelle », dit Anne. « Elle avait choisi une date originale pour la cérémonie de son mariage qui s’était déroulée à Chypre le 2 mars 2004 », ajoute-t-elle. Bien que beaucoup de ses proches aient été contrariés de la voir partir pour Bagdad, la jeune femme avait choisi de vivre en Irak par amour. C’était un choix qu’elle comptait assumer jusqu’au bout en épousant Karim. L’amie de la famille raconte encore : « Avant son départ au début de ce mois, Karim lui avait proposé de rester au Liban si elle le désirait. Évelyne avait refusé, en lui disant : “on s’est marié pour être ensemble. Je veux rester avec toi”. » Pat. K.
Parfois c’est un simple coup de fil qui fait basculer toute une vie. Une sonnerie de téléphone et un interlocuteur à la voix tremblotante qui a du mal à trouver ses mots pour vous informer, doucement, que ceux que vous aimez ne reviendront plus vivants au pays. Vendredi dernier, vers midi, les familles de Gibrane Badine, 55 ans, Karim Khoury, 37 ans, et Évelyne Abou Dib, 29 ans,...