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Actualités - OPINION

L’âme assassine

L’été revient et avec lui le flot de familles, arrivant de partout et qu’on attend chaque année. Saison bénie des retrouvailles. Bouquet de fleurs à la main, cœur battant, sourire aux lèvres : voici la superbe image d’une maman libanaise à l’Aéroport international de Beyrouth. Elle scrute la porte d’arrivée et les passagers, papote avec ses voisines pour passer le temps. Toutes sont en attente comme elle ; elles se comprennent sans rien dire, unies par le même sort, l’absence de leurs enfants dispersés de par le monde. Elle est touchée aux larmes par les «Ahla Wa Sahla Ya Mama» de l’une, par les sanglots trop longtemps retenus de l’autre. Les minutes semblent une éternité, mais enfin elle aperçoit sa fille, débarquant fatiguée mais heureuse. Son mari tirant valises et bagages, elle, tenant dans ses bras sa petite-fille, qu’elle a longtemps attendue et qu’elle adore déjà. Les bras tendus, sans mot dire, tellement la gorge est nouée et l’émotion grande, elle prend délicatement la petite, de peur de l’effrayer, son regard d’amour caresse ses joues, elle sent son odeur de dragées et de biscuits mélangés, et noie son visage dans ce cou tendre et chaud, afin de cacher ses larmes et pour oublier le temps. Tremblante, le souffle coupé devant tant d’amour, ses baisers vont des mains, aux petits petons, pour remonter ensuite vers les boucles claires qui auréolent ce petit visage d’ange. Dans la bousculade et la chaleur, la petite famille se fraye le chemin du retour. Depuis des jours, elle a commencé à rouler les feuilles de vignes, ourler les «sambousiks» et les «kebbés», à frire, cuire, rôtir. Elle a rangé, asticoté, nettoyé, avec les mains, avec le cœur et l’enthousiasme d’une gamine. Elle a fait vite, parce qu’une année est longue, elle veut se rattraper, parce que les années courent et qu’elle veut en profiter. Arrivés chez elle, elle embrasse sa fille encore et encore, elles s’enlacent, elles s’aiment. Elles se racontent, elles rient, pleurent un peu, ne cachent pas leur soif l’une de l’autre, mais font semblant que tout va bien, qu’elles se débrouillent, disent que ça va, qu’il y a pire, que c’est la vie. Toutes deux savent que c’est pur mensonge, que le mieux serait qu’elles vivent côte à côte, qu’elles goûtent à tous ces petits instants qui font le bonheur d’une vie. Elles se regardent sans y croire, se tiennent par la main. La mère voulait lui dire combien c’était dur à masquer une peine, amers tous ces sourires feints et ses chagrins et son mal-être, mais elle n’en dit rien, pour ne pas gâcher ces instants magiques où elle l’a enfin près d’elle. La maman rayonne, son soleil est de retour. Pendant les veillées interminables, soupirant, elle lui parlait : «Comme je voulais être près de toi pour son baptême, ses premiers pas ; la voir souffler ses bougies d’anniversaire, assister à la fête de l’école. Lui préparer ses tartines le matin pour te laisser dormir, la bercer, la voir grandir.» Elle ne lui a jamais dévoilé la tristesse qui s’était emparée de son cœur le jour où, à ce même aéroport, elle l’avait accompagnée et vue s’éloigner, sac au dos, faire le premier pas vers cette vie sans elle. Dans son for intérieur, elle sut que plus rien ne serait comme avant. Au lieu de tout ce qu’elle avait rêvé, elle avait droit au vide de l’absence, à une maison sans rires et sans joie. C’est de cette solitude qui pèse lourd sur le cœur de ces mamans que je veux parler, celles-là même qui ont toujours payé le prix fort, qui attendaient au moins la reconnaissance d’un pays qui leur a tout pris, qui se permet aujourd’hui de les priver de la chair de leur chair, au prix de larmes et de nuits d’angoisse sans éprouver ni remords ni regrets. Je prie pour que le temps, où épargnées de ces souffrances qui donnent à leurs vies un goût de mort, arrive au plus vite. Je prie que se reforment ces familles déchirées, éloignées les unes des autres pour les causes que nous connaissons tous, plus besoin d’énumérer, et cela devant l’indifférence de tous les dirigeants et responsables au Liban, qui, au fait, ne sont responsables que des douleurs et des malheurs qui nous frappent. Elles ne font que survivre, comme des automates, laissant derrière elles leurs rêves et leurs souvenirs. Seulement si, demain, ces mamans conscientes de ce mal qui les ronge viennent avec force demander réparation du préjudice qui leur a été causé et accusent les auteurs du tort irréparable fait à leurs enfants, et si par hasard vous vous sentez visés par leur colère, priez que la terre vous engloutisse, car, par amour pour ses enfants, l’âme d’une maman peut devenir assassine. Suzanne C. SARGON

L’été revient et avec lui le flot de familles, arrivant de partout et qu’on attend chaque année. Saison bénie des retrouvailles. Bouquet de fleurs à la main, cœur battant, sourire aux lèvres : voici la superbe image d’une maman libanaise à l’Aéroport international de Beyrouth.
Elle scrute la porte d’arrivée et les passagers, papote avec ses voisines pour passer...