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Actualités - OPINION

Figure académique Jean Salem : Taëf ou les dangers d’une identité libanaise confisquée (photo)

Jean Salem, professeur à l’USJ depuis bientôt 38 ans, n’est plus à présenter. Son parcours académique pluridisciplinaire est tellement dense qu’il est impossible de le reproduire dans son intégralité ou de le résumer en quelques lignes. Constitutionnaliste, M. Salem a toujours favorisé l’approche comparée dans ses recherches. Il est spécialiste, par conséquent, en droit constitutionnel et institutions politiques comparées, et en histoire de la littérature comparée. Linguiste, poète, auteur de plusieurs ouvrages, notamment sur le Liban, et détenteur des Palmes académiques, entre mille autres distinctions, il a également été conseiller culturel au ministère de l’Information depuis le mandat Chéhab jusqu’en 1999. Une chose est sûre : il a indéniablement marqué l’ensemble de ses étudiants, dont il force l’admiration par l’étendue de son savoir et la rigueur de sa pensée. Jean Salem n’a pas lu l’Appel de Beyrouth. Il était à Paris le jour où ce texte a été publié en première page du journal Le Monde. Mais il sait que le texte de l’Appel vient s’inscrire dans la continuité de la tradition consensuelle héritée du pacte de 1943. « J’ai toujours été extrêmement circonspect, sceptique, concernant la viabilité du pacte de 1943, qui a, je pense, reposé en grande partie sur des malentendus, sinon des arrière-pensées, affirme-t-il. Il s’agissait d’une solution conjoncturelle, rendue possible à la faveur de circonstances déterminées, à la suite de l’intervention dans le jeu libanais de la Grande-Bretagne, qui avait jugé le moment venu de pouvoir évincer la France. Beaucoup de problèmes ont été laissés en suspens. Des problèmes qui auraient dû être débattus pour faire l’objet d’un consensus durable, qui ne serait pas remis en question périodiquement, et qui n’aurait pas besoin de réajustements tous les deux ou trois ans », poursuit-il. Le pluralisme, garantie indispensable de la démocratie Quels sont ces problèmes ? « Le problème de l’identité libanaise, celui de la philosophie de l’État, en l’occurrence le pluralisme, garantie indispensable de la démocratie, et celui des institutions politiques (la forme de l’État, la décentralisation, le fédéralisme, l’organisation du pouvoir et la répartition des compétences...). Tout ceci a été réglé empiriquement. L’organisation du pouvoir n’a jamais été définie constitutionnellement, sinon en ce qui concerne le pouvoir réglementaire accordé par la Constitution au président de la République, le pouvoir propre de révoquer des ministres – donc un parlementarisme de type orléaniste. En dehors de cela, beaucoup de points restaient en suspens et pouvaient faire l’objet de contestation », répond Jean Salem. « À partir de 1956, le Liban est rentré dans une ère de turbulences dont il ne s’est jamais remis. On a continué à invoquer le pacte comme une sorte de planche de sécurité, mais, en fait, on y croyait de moins en moins. Le replâtrage chéhabiste de 1958 n’a rien réglé en profondeur. Il visait uniquement à apaiser le climat, et il y est parvenu à court terme. Mais avec l’exacerbation du conflit moyen-oriental, la montée en force de la résistance palestinienne armée qui avait élu le Liban comme patrie de rechange, l’équilibre fragile sur lequel reposaient les institutions libanaises a été rompu. En fait, la formule libanaise pouvait continuer à fonctionner aussi longtemps que l’équilibre conjoncturel qui l’avait rendu possible pouvait se maintenir. Mais à partir du moment où il ne pouvait plus se maintenir, le régime révélait ses faiblesses, et finissait par aboutir à un blocage complet. » « En fait, la crise de régime cachait une crise plus profonde, touchant la vocation du Liban, sa place dans le monde, son identité, sa personnalité, ses attaches, et, en définitive, son devenir. Est-ce que le Liban était une patrie provisoire destinée à se fondre dans une éventuelle nation arabe ou syrienne ? Sinon, sur quels fondements asseoir la solidarité nationale ? Faut-il, pour que cette solidarité existe, arriver à une sorte de monisme idéologique à travers l’uniformisation de la culture ? Faut-il renoncer au pluralisme, et, dans ce cas-là, quelle serait la raison d’être du Liban ? Le vrai conflit est culturel. Il a des retombées institutionnelles. Il porte sur les fondements mêmes de la personnalité libanaise. Dans mon premier ouvrage, Le Peuple libanais, l’un des chapitres s’intitulait “culture arabe ou biculturalisme”. J’avais cherché à mettre en évidence la pluralité des composantes de la culture libanaise. J’avais insisté sur la composante méditerranéenne, héritage de l’Antiquité gréco-latine, relayée ensuite par l’Occident, et en particulier par la France. Ce chapitre m’avait valu un courrier parfois très critique, affirmant qu’il n’avait jamais existé de culture méditerranéenne et que le Liban, arabe de culture et d’identité, ne pouvait se prévaloir d’un biculturalisme. » « Il semble que, sans abandonner explicitement le pluralisme, l’accord de Taëf a fini par remettre en question le pluralisme sur lequel avait reposé le Liban jusqu’à la fin des années 60, puisque le préambule de la Constitution affirme que “le Liban est d’identité, de personnalité et d’appartenance arabes”. En fait on se trouve là en présence d’une violence morale et d’une confiscation de l’identité libanaise en tant que telle, c’est-à-dire en tant que dotée de spécificités qui lui assignent une personnalité particulière. Cela peut aller très loin, puisqu’il peut justifier l’uniformisation de la culture, des systèmes d’enseignement, et les atteintes à la liberté de la presse. Cette confiscation est analogue à celle par laquelle Bismarck, après la guerre de 1870-1871, a imposé aux Alsaciens-Lorrains contre leur gré la nationalité allemande en soutenant qu’ils sont d’identité allemande, leur méconnaissant ainsi leur droit de définir eux-mêmes leur référence identitaire et leur appartenance nationale. » « Le Roi est nu » « Jusqu’à présent, on n’a pas tiré les conséquences de cette affirmation sur le terrain institutionnel et de la vie sociale. Mais on pourrait à tout moment tirer argument de ce texte pour justifier le monisme sous toutes ses formes. Cela est finalement le plus grave. Reste aussi le replâtrage politique de Taëf, à travers lequel on a réaménagé complètement l’équilibre des pouvoirs. On a dépouillé le président de la République de tous les attributs que lui reconnaissait la Constitution de 1926. Il a perdu le pouvoir réglementaire, il ne préside plus nécessairement et obligatoirement le Conseil des ministres, il ne dispose plus en fait du pouvoir de dissolution ni du droit de révoquer les ministres. En réalité, le chef de l’État, à la suite des amendements de 1991, n’est plus en mesure d’assurer la fonction d’arbitrage et la fonction de sauvegarde, qui sont inhérentes à sa charge. Il a désormais un rôle de représentation politique et morale, sans pouvoirs réels et sans possibilité d’influer sur les événements si une crise venait à surgir. Or il devrait être ce recours ultime, comme l’a compris la Constitution française de 1958, qui fait du président de la République le gardien et le garant des institutions, de l’indépendance de la nation, de l’unité du territoire et du fonctionnement régulier des pouvoirs publics. D’où alors un certain nombre de pouvoirs propres du président, et, en ultime instance, les pouvoirs exceptionnels de l’article 16. Sans aller jusque-là, on aurait pu laisser au président les pouvoirs nécessaires pour intervenir en cas de risque de blocage des institutions ou en cas de crise menaçant l’indépendance du Liban. En d’autres termes, le « Roi est nu ». Et sa fonction symbolique dépend désormais plus de la personnalité du titulaire de la fonction que des textes constitutionnels. » « D’ailleurs, la Constitution amendée de la “IIe République” n’a jamais vraiment fonctionné. En raison des ingérences constantes de l’occupant-tuteur qui arbitre tous les conflits, et parce que certaines des dispositions les plus importantes n’ont jamais reçu le moindre début de mise en œuvre. Actuellement, le mot d’ordre est l’atermoiement, essayer de durer le plus longtemps possible, en faisant appel au recours salutaire de l’occupant-tuteur à chaque fois que la machine grince. Si le Liban devait un jour retrouver sa souveraineté, de telles institutions ne pourraient pas fonctionner parce qu’elles nécessitent tout le temps un consensus qui paraît très hypothétique et qui fera défaut au premier désaccord. » Quelles sont les entraves principales à une réconciliation nationale qui permettrait un réaménagement des institutions ? « Elles sont de deux sortes. Il y a d’abord le fait que le Liban n’est pas maître de son destin et qu’il subit la tutelle d’un autre État. Mais il y a aussi que les Libanais ne sont pas d’accord sur un consensus définitif. Deux conceptions du Liban et de sa vocation continuent à coexister. L’une se réclame de l’arabité, et dont la conséquence logique est que le Liban pourrait se fondre dans un immense État arabe qui viendrait à naître un jour. En face, il y a la conception d’un Liban authentiquement libanais, ne reniant pas ses attaches arabes ni la solidarité avec ses voisins, mais revendiquant sa propre personnalité, se réclamant de valeurs propres, culturelles, politiques, sociales, qu’il tient de sa spécificité indéniable. » « Le Liban ne peut être assimilé à l’un ou l’autre des États qui forment le monde arabe. Dès lors, il faut commencer par chercher un dénominateur commun entre ses deux conceptions fondamentales du Liban. Cette recherche n’a pas été sérieusement entreprise. Et lors même qu’elle l’eut été, il n’est pas certain qu’elle aurait abouti en raison de clivages fondamentaux. Nous revenons ici au problème de la culture qui commande le politique, en Orient, et au Liban tout particulièrement. Ce n’est pas une hérésie, ni un scandale, d’affirmer qu’au Liban, il existe deux cultures. L’une arabe, a ses racines dans l’islam, l’autre, à large composante occidentale, puise dans l’héritage grec, latin, byzantin, européen, les éléments de sa personnalité intellectuelle. L’idéal est de faire vivre ces cultures côte à côte dans la sérénité, leur assurant un développement mutuel dans un climat pacifié. Mais il est chimérique de chercher à les fondre soi-disant pour former une culture unique, parce que dans les cultures, il y a un noyau dur irréductible et qui fait que les cultures ont nécessairement sinon des relations conflictuelles, du moins un côté incommunicable. » N’y a-t-il pas eu durant ces quelques dernières années une sorte d’amorce d’un processus de libanisation ? « Il est du devoir de chaque citoyen libanais de s’ouvrir à l’autre, d’adopter vis-à-vis de sa culture une attitude d’accueil et de sympathie fraternelle. En somme, d’abattre les murs des préjugés, des peurs, des préventions séculaires. Mais il paraît beaucoup plus difficile, voire quasiment impossible, de chercher à créer une culture libanaise synthétique. Ce qu’il faut rechercher, c’est la coexistence des cultures, qui peut-être féconde, plutôt que de courir derrière l’illusion d’une introuvable culture unique. » M.H.G.
Jean Salem, professeur à l’USJ depuis bientôt 38 ans, n’est plus à présenter. Son parcours académique pluridisciplinaire est tellement dense qu’il est impossible de le reproduire dans son intégralité ou de le résumer en quelques lignes. Constitutionnaliste, M. Salem a toujours favorisé l’approche comparée dans ses recherches. Il est spécialiste, par conséquent, en...