Comment on fabrique un assassin

Lui ? Il ne ferait pas de mal à une mouche ! Combien de fois ai-je entendu cette réflexion au sujet d’individus dont le pacifisme total et immuable ne pouvait être sujet à aucune controverse, en aucune circonstance... Et pourtant... Je fais partie de cette masse de citoyens pacifiques et bon enfant soucieux de la bonne santé des mouches. Du moins j’en faisais partie, car je sens (horreur !) que je suis en train de devenir peu à peu, tragiquement et inéluctablement, agressif, aigri, méchant et implacable. Je sens, hélas, que je suis en train de me transformer, moi le doux ami des mouches, en un assassin potentiel : mais ce ne sont pas les mouches que le tueur qui s’éveille en moi vise, un mauvais rictus aux lèvres : c’est une créature d’un autre genre : un être hybride, mi-animal et mi-machine : l’homme à la mobylette, monstrueux « insecte » à deux roues dont l’épidémie se propage à grands renforts de pétarades et d’hystériques klaxons, surgissant à chaque tournant de rue dans tous les sens possibles (sauf le sens permis, naturellement), l’œil torve et l’air absent, dans la plus totale inconscience du danger qu’il court lui-même avant de le faire courir aux autres. Inconscience, ou peut-être foi inébranlable en son invulnérabilité et son destin, ou tout simplement imbécilité et ignorance. Ignorance partagée, hélas, par des agents dits « de la circulation » qui observent la scène du même œil torve et du même air absent... Et moi, comme je vous l’ai dit, qui assiste impuissant à l’invasion de ces nouvelles et terrifiantes sauterelles, j’ai peur : je deviens hargneux, je deviens méchant. Violent ? Oui peut-être un jour. Un jour où, ayant, par miracle, échappé à quatre crises cardiaques sur un parcours de 500 mètres, je deviendrai subitement « amok », un jour où je descendrai de ma voiture et commettrai... l’irréparable. Je vous écrirai de ma prison : après tout c’est là de nos jours que s’écrivent tous les nouveaux best-sellers. Robert ARAB Ancien ambassadeur du Liban