Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGE

De Damas à Beyrouth, le chemin de croix d’un militaire au ban de la société La vie du commandant Keitel Hayeck : la prison à répétition et une succession de malheurs (photos)

On l’avait quitté sur un happy end. Mais la vie n’aime apparemment pas les fins heureuses. Acquitté par la cour de justice qui officiait dans le procès de l’assassinat du Premier ministre Rachid Karamé, le commandant de réserve Keitel Hayeck, qui avait fait auparavant quatre ans de prison en Syrie, croyait, au moment de sa remise en liberté, le 25 juin 1999, qu’une nouvelle page s’ouvrait pour lui et qu’il pourrait enfin recommencer à vivre. Mais sa liberté officielle est devenue une autre prison et l’homme qui croyait déjà avoir tout enduré et tout subi a découvert au cours des cinq dernières années une nouvelle forme de torture: l’exclusion, l’abandon et la misère. Celui qui a été un héros pour une catégorie de Libanais n’est plus qu’un survivant qui attend la mort. «Je suis si seul que j’entends souvent le son de ma propre voix.» Keitel Hayeck se tait soudain pour mesurer l’impact de ses paroles, presque honteux de s’être ainsi dévoilé. Bien que perdu dans un tunnel dont il ne voit pas le bout, il veut sauver les apparences et préserver sa dignité. Ou ce qu’il en reste. Remis en liberté le 25 juin 1999, avec les honneurs, parce qu’il avait été blanchi de toute implication dans l’assassinat du Premier ministre Rachid Karamé, ainsi que d’une tentative d’assassinat de l’ancien responsable des SR syriens au Liban, le général Ghazi Kanaan, Keitel Hayeck espérait un accueil de héros. Mais les cinq dernières années n’ont été qu’un long chemin de croix, une errance quasi désespérée, sans but et sans ressources, en quête d’une main secourable qui l’aiderait à trouver du travail pour nourrir sa famille. Son expérience de la prison et de la liberté est exemplaire. Elle montre une fois de plus que ni l’État ni la société ne remplissent leurs devoirs envers les plus faibles ou ceux que la vie a brisés. Au Liban, il n’y en a que pour les forts et les nantis, et quand on est pauvre et faible, on ne finit jamais de payer, même lorsque la justice officielle a dit son mot. Retour sur une vie gâchée. Aucun rôle dans l’assassinat de Rachid Karamé Lorsque, le 5 mars 1998, dans le cadre d’une amnistie générale de la part du président syrien défunt, Hafez Assad, 101 détenus libanais ont soudain retrouvé le sol libanais, la justice attendait de pied ferme le commandant Keitel Hayeck. Le procès de l’assassinat du Premier ministre Rachid Karamé, entamé en 1997, s’étirait en longueur et se perdait dans des explications oiseuses sur les fréquences des émetteurs et autres détails techniques. Mais il y avait un important maillon manquant : le rôle présumé du commandant Hayeck, officier de l’armée libanaise et ancien chef des commandos, dans une explosion à Tripoli pour entraîner les enquêteurs sur une fausse piste, celle des islamistes. Tout le monde attendait donc le commandant de réserve Hayeck et espérait obtenir de lui des détails sur une implication éventuelle d’une branche de l’armée dans l’assassinat de Karamé. Mais les membres de la cour, les journalistes et l’assistance en général ont découvert un homme différent, qui reconnaît avoir combattu les soldats syriens présents sur le territoire de son pays, mais en tout honneur, suivant le code des soldats. Il avait pris des risques par conviction et il en avait payé le prix. La paix de Taëf n’empêche pas son arrestation à Beyrouth Le 13 octobre 1989, lors de l’éviction du général Aoun de Baabda, Keitel Hayeck faisait partie des cent officiers de l’armée réclamés par les autorités syriennes. On lui a alors conseillé de quitter l’armée, avec des indemnités minimales et de « se mettre au vert », en attendant que la vague passe. Le 21 juin 1994, la paix de Taëf avait fait son chemin, il s’est rendu à Beyrouth pour une formalité au ministère du Travail et là, il avait été « arrêté » et emmené en Syrie. Il y est resté jusqu’au 5 mars 1998, date à laquelle il a été remis aux autorités libanaises. La suite, certains s’en souviennent encore. Le commandant, qui n’avait pas les moyens de s’offrir un avocat et auquel la cour en a commis un d’office, avant que d’autres, dont Me Riad Mattar, Me Émile Younès et Me Bahige Abou Mrad, se proposent de le représenter, s’est chargé de sa propre défense, parvenant à convaincre la cour de son intégrité et de son innocence dans l’assassinat de Karamé. Le commandant Hayeck aurait pu croire que la page des malheurs était tournée. Il avait payé sa dette à la Syrie, qui avait préféré le faire bénéficier de l’amnistie générale, et aux autorités libanaises, avec un an et trois mois de détention. Hélas, c’est un nouveau chemin de croix qui commençait pour lui. Retrouvant sa maison, plus que modeste, ses trois enfants qui avaient bien grandi entre-temps, sa courageuse mère et son épouse, il était tout à son bonheur. Mais tout l’argent des indemnités avait été utilisé pendant sa détention en Syrie et pour que sa famille puisse survivre. Et le voilà, libre, qui doit faire face à de nouvelles responsabilités. Tout ce qu’il avait pu mettre de côté s’était évaporé, et son frère avait émigré juste après son arrestation. Son fils aîné, Charbel (27 ans aujourd’hui), avait quitté l’école pour travailler et avait du mal à faire vivre la famille. Le commandant Hayeck, qui n’avait jamais songé à un autre recours que l’armée, se retrouvait complètement démuni. Il aurait pu solliciter l’aide du ministère de la Défense, ou l’État en général car, en plus de ses indemnités, il avait droit à certaines prestations, mais dès qu’on lui en parle, il affirme ne pas vouloir évoquer ce thème dans les journaux. Très vite, il s’est mis à chercher du travail et il fait la tournée de tous ceux, religieux, laïcs, responsables ou autres, qui appartenaient à la même ligne politique que lui. Personne n’a voulu l’aider, ni même lui fournir une piste. « C’est comme s’il y avait un mot d’ordre interdisant de m’aider », dit-il, assis dans la triste cuisine de son appartement. Des casseroles vides Il fait plus de trente-deux degrés, en cette soirée estivale, mais l’air chez le commandant Hayeck est encore plus lourd de souvenirs, d’amertume et de déception. Fumant cigarette sur cigarette, il ajoute : « Certains m’ont donné un peu d’argent mais, pour eux, j’étais un mendiant, alors que je voulais un travail. » Keitel a été contraint de faire de petits boulots, comme frotter des grilles toute la journée pour dix dollars par jour. Mais au moins, il pouvait alors nourrir sa famille. Lorsqu’il se sentait très mal, il se retirait dans son village du côté de Nahr Ibrahim, au milieu de la nature, sans voir ni parler à quiconque. Quand on est mal, on est seul Aujourd’hui, six ans ont passé et de moins en moins de personnes lui adressent la parole. « Nul ne vient chez moi et je ne vais chez personne. Je suis toujours seul avec mes pensées. J’ai ainsi compris beaucoup de choses. Par exemple qu’au Liban, ceux qui parlent à haute voix ne sont que des casseroles vides. Et ce n’est certainement pas eux qui réaliseront le changement qui redonnera confiance aux Libanais et leur procurera un sentiment de stabilité. » Keitel Hayeck – qui, soit dit en passant, est toujours un officier de réserve – passe le plus clair de son temps à réfléchir. Car il n’a nulle part où aller, chaque déplacement nécessitant des dépenses. C’est d’ailleurs dans une discrète échoppe, où les clients restent des heures devant l’ordinateur, moyennant des sommes dérisoires, que nous l’avons retrouvé, plongé dans ses recherches, isolé du monde extérieur. Et celui qui avait su donner l’image d’un homme sûr de lui, convaincu de sa cause et ayant l’éloquence de celui qui a la foi, n’est plus qu’un homme brisé, au regard presque vide. À 51 ans, il n’attend plus rien de la vie et espère la mort. « Je préfère mourir maintenant, encore en bonne santé, pour que quelques personnes me regrettent et se souviennent de mes actes et de mes sacrifices», dit-il sans la moindre trace d’émotion, comme s’il s’agissait d’une évidence. Keitel Hayeck refuse pourtant d’être qualifié de désespéré. «Je suis un survivor », précise-t-il. Mais un survivant qui ne sait plus quoi faire de sa vie. Parce qu’au Liban, on lui a refusé une nouvelle chance. « Au Liban, quand on est mal, on est seul. Je n’ai pourtant aucune rancœur et encore moins de haine. Mais je suis las de lutter seul pour rien. » Même le fait d’évoquer ses enfants ne lui donne pas le sourire. « C’est vrai qu’ils subissent mon état, mais ils sont jeunes. Ils ont du ressort… » Les yeux de Keitel Hayeck ne s’allument que lorsqu’il évoque l’armée, l’entraînement militaire, l’action sur le terrain. C’est visiblement sa grande passion. « Je sais que je pourrais renaître de mes cendres, si on m’en donnait l’occasion. J’ai du potentiel et beaucoup de connaissances. Je fais des recherches tout seul, je suis l’actualité. Si on m’enlève cela, je n’aurais vraiment plus rien.» Tout seul, il cherche des solutions à la destruction de l’environnement, à la corruption dont tout le monde parle, à la dette. Il a même trouvé un moyen de transformer les ordures ménagères en potentiel de production, qui pourrait faire vivre des milliers de familles. Mais toutes ses idées, personne ne veut les entendre. Car la société, et à sa tête la classe politique, a déjà enterré Keitel Hayeck de son vivant. Son histoire dérange, son présent et son futur n’intéressent personne. Que l’homme ait déjà payé sa dette n’y change rien. Dans le monde moderne, il n’y a de place que pour les forts, ceux qui vont dans le sens du vent. Les autres, ceux qui ont manqué une marche, qui ont trébuché ou qui n’ont pas réussi à rattraper le peloton, n’ont droit qu’à l’oubli. Scarlett HADDAD Un passé militaire riche en rebondissements Keitel Hayeck avait commencé une carrière civile à la TMA. En 1973, à la suite d’incidents entre des groupes armés et l’armée, il avait fui son lieu de travail et décidé de s’enrôler dans la troupe. Lorsqu’en 1975, la guerre a éclaté, il se trouvait à l’école des officiers de Fayadieh. Avec onze autres élèves officiers de sa promotion et six de la promotion suivante, il a décidé de rester sur place et de défendre le lieu. Pour ces jeunes officiers, il s’agissait d’un acte de foi et de la défense de l’honneur militaire. De ses compagnons, Keitel Hayeck garde un souvenir ému, même s’il ne veut pas les nommer par égard pour eux. À ce moment-là, selon lui, ce noyau défendait le Liban, au-delà des considérations politiques ou confesionnelles qui ont par la suite gangréné l’État. C’est d’ailleurs ce petit noyau qui a été chargé de veiller au déroulement de l’élection présidentielle en 1976 et qui, ensuite, a dû veiller sur la sécurité du président Élias Sarkis, surtout lorsqu’il résidait encore chez lui à Hazmieh. Plus tard, au fil des rounds et des combats, Keitel Hayeck a préféré concentrer ses efforts contre un ennemi externe. « Je ne savais pas alors que les problèmes du Liban étaient beaucoup plus profonds et complexes. En bon soldat, je ne posais pas beaucoup de questions », dit-il aujourd’hui. Une liberté sous conditions Ce fut la grande bonne nouvelle du mois de mars 1998. Les autorités syriennes, à la suite d’une amnistie générale du président Hafez Assad, décidaient de libérer 101 détenus libanais, pour la plupart des sympathisants baassistes irakiens ou des islamistes. Il y avait aussi parmi eux l’officier Keitel Hayeck. Ces ex-détenus avaient été emmenés au ministère de la Défense avant d’être pour certains relâchés et pour d’autres déférés devant la justice libanaise pour accusations diverses. À l’époque, les autorités syriennes avaient affirmé qu’il n’y avait plus en Syrie que 25 détenus libanais. Quelques années plus tard, le président Bachar Assad décidait de les libérer tous. Ils étaient plus de 25 et, pour de nombreuses parties libanaises, le dossier n’est pas encore clos. Le procès Karamé, long comme un jour sans pain Le procès de l’assassinat du Premier ministre Rachid Karamé, le 1er juin 1987, s’est étiré en longueur. Au point que nul n’en voyait la fin. Et pourtant, le 25 juin 1999, la cour de justice, présidée par le président du Conseil supérieur de la magistrature, Mounir Honein, et ayant pour membres les juges Ralph Riachi, Issam Abou Alwane, Ahmed Moallam et Hussein Zein, avait enfin prononcé son jugement. Le chef des FL, Samir Geagea, était une fois de plus condamné à la prison à perpétuité, alors que le brigadier Khalil Matar écopait d’une peine de dix ans de prison, qu’il purge encore. Les quatre autres inculpés présents dans le box des accusés, Keitel Hayeck, Camille Rami, Antoine Chidiac et Aziz Saleh, avaient été acquittés. « Ce fut dur, mais nous n’avons à aucun moment songé à renoncer ou à reporter l’audience » s’était contenté de déclarer le président Honein à l’issue du procès.
On l’avait quitté sur un happy end. Mais la vie n’aime apparemment pas les fins heureuses. Acquitté par la cour de justice qui officiait dans le procès de l’assassinat du Premier ministre Rachid Karamé, le commandant de réserve Keitel Hayeck, qui avait fait auparavant quatre ans de prison en Syrie, croyait, au moment de sa remise en liberté, le 25 juin 1999, qu’une...