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Nos champs de bataille... Danielle Arbid à l’Ima

Quelle fierté, quel bonheur que de voir le film de Danielle Arbid, Les champs de bataille*, à la Biennale de l’Institut du monde arabe ! Son documentaire dans un petit festival il y a quelques mois, Seule avec la guerre**, nous avait déjà laissés tous, Libanais de l’exil de moins de trente ans, cloués sur nos sièges, ahuris, éprouvés comme par des coups de matraque. Quant à ce film de fiction, si travaillé, tellement pensé, vécu... Je pouvais même imaginer le nombre de fois où elle avait dû, durant des années, prendre des notes mentales, se dire : la poussière dans l’acier de la porte, le voisin qui frime torse nu, l’immeuble en face dans un silence qui rugit, tout cela, le jour où je ferai un film, je ne devrais pas oublier de le mettre dedans. Jamais je n’ai vu un film aussi libanais. Notre premier film libanais à nous, celui des femmes peut-être, celles qui ont passé leur enfance dans les bombardements parmi les voisins affligés, les hommes en flanelle blanche, celles qui ne pouvaient imaginer que tout ce monde-là faisait l’amour la nuit, celles qui attendaient que l’ennui passe comme un livre se lit. Le jeu des acteurs d’abord, parfait, depuis quand existe-t-il un film libanais où le jeu des acteurs est aussi unanimement parfait ? Et cette Lina de 12 ans aux seins naissants et au visage d’icône persane, dont on suit souvent le long du film les yeux et la tête qui réfléchit durant vingt secondes passionnantes de plan fixe et étroit ? Et cette Siham, la domestique achetée, à la sensualité épanouie, qu’on enferme dans la maison un beau jour et qui ressort comme une bête sanguinaire, elle la libre, la belle, la brune, la riante, qui en sort affamée de vie, comme nous étions tous affamés, boulimiques, à la fin de la guerre, nous les otages et les enfermés dans nos quartiers, nous sommes partis dévorer le monde ensuite, sans même avoir de manuel pour vivre un quotidien de paix ? Et cette tante Yvonne, si sèche, qui dit avoir tout donné et qui joue aux cartes et achète ses domestiques, les bat, les enferme, qui n’aime personne, et qui doit se lever en pleine nuit, toute ridée, prendre son sac précieux, montrer son entre-jambes à la caméra, ses cuisses qui ont trop donné, et sortir parce qu’il pleut des bombes, et qu’il n’y a pas de répit pour les honnêtes gens. Et cette famille enfin, dysfonctionnelle comme disent les magazines, cette famille où pour une fois une mère dit à sa fille : « Mais fiche-moi la paix ! », où pour une fois l’idéal parental est malmené, où pour une fois la petite bourgeoisie démagogue est évacuée... Mais il ne s’agit pas autant de la souffrance d’une mère-épouse victime, ni de son mari fantômatique, faible, joueur, que de jeunes filles. Je l’avais évincé de ma mémoire cela, mais c’est vrai qu’à 12 ans je découvrais aussi le monde dangereux de la rue, du regard des hommes, de leurs mains et, laissée à moi-même, le cœur battant, j’allais emprunter des chemins interdits, sans enfreindre grand-chose bien entendu, mais reniflant, goûtant des atmosphères de cigarettes, de lèvres boudeuses, de sourires carnassiers, de voix qui tremblent et s’enquièrent. Lina qui a 12 ans reste assise, songeuse, passive, dans la cage des escaliers, sur les marches devant l’immeuble. On attendait que le temps passe, on voulait vivre, et seule vivait la rue des miliciens, des voyous sous le réverbère, à 22h. Elle suit donc Siham et son amant, merveilleuse séquence de joie, on va à la mer, Siham sort le buste par la fenêtre, ça hurle la chanson préférée de mon père, c’est mon Beyrouth, c’est notre délire de sel et d’ivresse, car il suffit de peu chez nous, à Beyrouth, n’est-ce pas, la magie est facile, il suffit d’un garçon, de sel sur les lèvres, d’une radio qui ne grésille pas, de notre soleil de 17h. Arbid nous montre Beyrouth, pas les rues, non les coins de rue, les broussailles, les plantes sombres sur les fenêtres, les intérieurs de mauvais goût où on pose un napperon en dentelle sur la télé et une bonbonnière en cristal. Ses moments d’arrêt sur image nous suspendent, comme ses personnages sont suspendus, à la prochaine violence, à la bombe la plus proche, à l’engrenage de malheurs qui nous pend au cou comme des barbelés et nous enserre comme les câbles électriques qui zèbrent le ciel. Et puis Siham s’envole. On a gardé la porte ouverte et elle court. La musique rock éclate. Son corps superbe et droit dévale les rues, elle attrappe une voiture et fonce. Et là on voit la ville, entière. La ville, des immeubles, d’en haut, les trous, les barbelés et autres câbles électriques. On a vu Siham faire l’amour, jamais on n’a vu quelque chose d’aussi peu « arrangé », c’est filmé sans montage, d’un seul angle, on voit sa peau, ses défauts, on voit la fraîche et franche sensualité du garçon (les garçons chez Danielle Arbid sont tous beaux, frais, francs – c’est avec l’âge que ça se gâte, ou à la prise de l’habit). On s’est dit « l’actrice a du courage », et puis on s’est dit : « mais quelle fille, quelle cinéaste, quel courage, rage, elle nous fait courir dans les rues de Beyrouth, elle nous fait parler notre langue à nous, enfin, elle nous crée un cinéma à nous, nos rythmes brisés et fulgurants, nos rêveries, nos cauchemars, les cris dans le voisinage, elle nous crée une langue à nous, un érotisme à nous, nos corps à nous, nos fuites. » Et puis j’ai eu peur : peur de confronter ce Beyrouth-là encore, peur de rentrer dans cette ville que j’adore, parce que, oui, il y a amertume et sang et guerre ; je voudrais battre ces murs, ces grilles d’entrées des immeubles, ces jasmins, ces balcons que j’adore, comme on frappe à 5 ans un parent qui nous a blessé et malmené. Danielle Arbid est entrée dans le champ de bataille, et nous y sommes restés aussi, les yeux dans les yeux de Siham qui court et va se retrouver... mais où ? Caroline HATEM * Danielle Arbid, Dans les champs de bataille (Maaraket Hob), avec Rawia al-Chab (Siham), Marianne Féghali (Lina). Cannes 2004, Quinzaine des réalisateurs. ** Danielle Arbid, Seule avec la guerre (documentaire, France/Belgique, 2000).
Quelle fierté, quel bonheur que de voir le film de Danielle Arbid, Les champs de bataille*, à la Biennale de l’Institut du monde arabe ! Son documentaire dans un petit festival il y a quelques mois, Seule avec la guerre**, nous avait déjà laissés tous, Libanais de l’exil de moins de trente ans, cloués sur nos sièges, ahuris, éprouvés comme par des coups de matraque.
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