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Actualités - OPINION

Divin tableau

Quand la maman arrive devant sa marmaille affamée, tenant glorieusement à la main la becquée quotidienne, la tension tombe, les doigts agrippent fourchettes et couteaux, les bouches sont bées devant ce fameux plat concocté avec dévotion. Divin tableau que cette tablée! L’aîné a vingt ans, le plus jeune seize et la cadette dix-huit. En ville, une rumeur dit qu’une poignée de jeunes appelle pour un « mouvement de grève » au sein de l’université de l’aîné. La rumeur se répand à table et frappe la mère. Un seul regard à son fils et elle comprend. Son regard à lui va déjà plus loin, se fixe sur cette grille qu’il franchit chaque matin et se voit l’escalader tout de suite, maintenant. Le repas est soudain plus froid, il avale comme il peut, met les bouchées doubles et la mère s’arrête de manger. La bouche sèche, elle déglutit de travers. Un regard de biais d’elle, un signe de la tête, et le papa, jusqu’alors muet, sort de sa léthargie, dirige deux yeux amorphes sur son aîné et lui crie : « Tu ne vas nulle part, tu restes ici ». Les enfants supplient : comprenez ! N’ayez pas peur pour nous, nous avons peur pour notre avenir ! N’ayez aucune crainte, faites-nous confiance. Surtout toi, maman. Toi, la brave, toi notre louve qui te consumes pour nous, laisse-nous te rendre le sourire. Laisse-nous te prouver que toutes les histoires que tu nous a racontées, celles de ton enfance, de ta jeunesse perdue, de tes rêves inachevés, de ce temps arrêté, et de ce Liban que tu pleures, ce Liban qu’on t’a volé maman, laisse-nous te les faire revivre, aide-nous à les vivre, à le vivre ce Liban que tu as connu, vécu, aimé et qui nous a échappé. Lancinante est la peur, longues les nuits aux portes des commissariats, mais « à cœur vaillant rien d’impossible ». Le cœur de son fils bat au rythme du sien. Alors, comme une lionne, elle se redresse, apaisée parce que son fils est courageux, parce qu’il est l’avenir. Elle le lui a confié cet avenir, lui a appris le courage. Il se lève, elle se retourne, vers ce papa perdu entre le devoir qui appelle et celui de préserver son fils ; mais du haut de toutes ces années qui l’ont meurtri, qui ont chassé l’espoir, qui ont tué l’envie, il laisse ses paupières tomber, fermant les yeux sur ses larmes taries, consentant et heureux. Il est de ces familles que nous croisons peu dans les rues du Liban, qui se cachent pour ne sortir que certains soirs « manifester » leur tristesse, désapprouver le quotidien et ses malheurs, et se rafraîchir « la mémoire » à l’eau des camions-citernes comme pour mieux les narguer et mieux se souvenir. Elles se terrent chez elles de peur d’être contaminées par la lassitude ambiante, la résignation, l’asservissement. Fières, elles se préservent ainsi de l’accueil que la rue leur réserve, elles appréhendent cette rue devenue hostile les baignant de ses flots sales chaque fois qu’elles l’envahissent, comme si elles étaient fautives de vouloir être libres, jugées parce qu’elles sont à contre-courant, blâmées pour leur refus de l’« ipso facto » régnant. Laissons cette marée de femmes, d’hommes et d’enfants dignes nous apprendre, nous livrer leur savoir. Riches d’expériences et de sacrifices, leurs vies sont un puits de sagesse, prenons-en exemple. Et quand, après avoir réappris le sens des vraies valeurs, quand la morale et la conscience auront pris le dessus et chassé de nos cervelles pourries les fausses idées acquises de gré ou de force, prenons-les par la main, qu’ils nous guident aux portes de leurs forteresses où « esclavage » et « tête basse » n’ont jamais droit de passage mais viennent mourir, vieillis et malades. Suzanne C. SARGON
Quand la maman arrive devant sa marmaille affamée, tenant glorieusement à la main la becquée quotidienne, la tension tombe, les doigts agrippent fourchettes et couteaux, les bouches sont bées devant ce fameux plat concocté avec dévotion. Divin tableau que cette tablée! L’aîné a vingt ans, le plus jeune seize et la cadette dix-huit. En ville, une rumeur dit qu’une poignée...