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Actualités - interview

INTERVIEW : Les intellectuels arabes à l’heure de la « bonne gouvernance » Joe Bahout : « Le refus de la «démocratie à l’américaine» est un faux problème »

Depuis le 11 septembre, la démocratie, entendue désormais comme un système idyllique de gouvernance, est revenue en force sur la scène internationale. Prônée à cor et à cri par les États-Unis, l’évolution des régimes vers le modèle libéral a entraîné une obligation pour la plupart des pays dits autoritaires ou rigides de s’inscrire bon gré mal gré dans cette nouvelle mouvance. Dans le monde arabe, cette revendication a commencé à se concrétiser depuis pratiquement la guerre d’Irak, le processus de démocratisation étant devenu le slogan de légitimation d’une invasion et d’une éventuelle réorganisation politique de l’ensemble des régimes de la région. Revendiquée pendant longtemps par une intelligentsia arabe qui, par moments, a préconisé une ouverture libérale dans la région, cette dernière n’aura jamais autant combattu cette nouvelle vague démocratisante. À un moment où l’on s’attendait le plus à les voir rallier un idéal de liberté dont ils devaient être, après tout, les principaux défenseurs, les intellectuels du monde arabe ne veulent surtout pas d’une démocratie « importée par les tanks US ». Pourquoi l’Administration américaine et l’Occident en général ont ils tant de mal à convaincre les peuples arabes de l’utilité d’un modèle appelé à devenir universel ? Afin de mieux comprendre « la logique de refus » qui anime les penseurs de la région, Joe Bahout a répondu aux questions de L’Orient-Le Jour. Selon ce politologue, « il n’y a pas une démocratie américaine et une autre qui ne le serait pas ». « La démocratie est une et universelle » ajoute-t-il. Par conséquent, lorsque les Arabes disent « vouloir la démocratie, mais pas celle de Bush », il s’agit, selon lui, « d’un faux combat ». Le penseur explique toutefois « ce refus » par un certain nombre de facteurs historiques et sociologiques qui ont contribué à éliminer de l’échiquier politique le courant libéral qui, en principe, aurait dû être l’instigateur du processus démocratique. Q - Comment expliquez-vous le fossé qui existe entre le concept de démocratie véhiculé par l’Occident et la perception qu’en ont les intellectuels arabes ? R - « Il y a deux remarques à faire. La première remarque est qu’à l’instar de toute notion politico-philosophique, la démocratie a une date et un lieu de naissance. Il s’agit d’un concept plus ou moins occidentalo-centré. Que ce soit dans ses fondements philosophiques – elle est née dans la Grèce antique – ou dans son acception moderne, la démocratie est une invention de l’Occident libéral. Dans ce sens, elle est du point de vue de ses détracteurs toujours accusée d’être inscrite dans une culture particulière. La seconde remarque est que le monde arabe en particulier a une histoire récente et heurtée avec la démocratie, parce qu’il a une histoire largement conflictuelle avec l’Occident. Ainsi, la démocratie a fait les frais de cette confrontation tout comme elle a fait les frais d’une certaine lecture culturaliste du politique dans le monde arabe. » Q- Le retour en force de la démocratie, notamment depuis l’effondrement des régimes communistes, et l’effet de mode qui s’ensuivit ont-ils réussi à convertir les intellectuels arabes ? R - « Oui, il y a effectivement un “effet de mode” au moment où le combat idéologique entre le gros ours marxiste et le monde libre a disparu. Certains ont alors perçu la démocratie comme étant le but ultime de la marche des sociétés vers le progrès et le développement politique. Depuis une vingtaine d’années, la démocratie a tendance à devenir le label nécessaire qui doit coller à tout corpus idéologique ou politique. Ainsi, cette “feuille de vigne” démocratique est devenue un passage obligé pour obtenir une certaine respectabilité vis-à-vis de l’Occident notamment. Dans le monde arabe plus particulièrement, le nationalisme de type légitime – c’est-à-dire celui qui a traversé le monde arabe dans les années 40 jusqu’aux années 70-80 –, a toujours fait une place plus ou moins limitée et souvent ambiguë à la démocratie. Lorsque le parrain soviétique de ces régimes nationalistes et socialistes arabes s’est effondré, le label de démocratie a été accolé au reste du discours pour pouvoir rentrer dans une mondialisation de type nouveau. C’est un peu à contrecœur que beaucoup d’intellectuels arabes et de dirigeants se sont ralliés à cette notion qui est considérée comme un concept d’importation occidentale. La société arabe devait par conséquent inventer sa propre voie vers la démocratie. La démocratie, ce n’est pas seulement un mode de gouvernement, des urnes et des bulletins de vote, mais un ensemble de valeurs philosophiques et de modes d’organisation de la collectivité politique. Or, cet ensemble de convictions dans la théorie aussi bien que dans la praxis n’a jamais été observé par les régimes au pouvoir. Les Arabes, qui disent : nous voulons la démocratie, mais pas celle de Bush (George W.), soulèvent un faux combat puisqu’il n’y a qu’une seule démocratie. Le choix est celui d’adhérer ou de ne pas adhérer au corpus démocratique, que George Bush soit lui-même démocrate ou non. » Q- Qu’en est-il du legs des penseurs libéraux ? Et quelle est la contribution des intellectuels néolibéraux à la construction démocratique ? R - « Il faut constater malheureusement que le legs libéral arabe (qui avait commencé à émerger à la suite des grandes tribulations du XIXe siècle) a été une parenthèse de très courte durée et très vite balayée par des idéologies de type plus radical, soit à connotation religieuse, soit à connotation de type nationaliste en raison notamment d’une conjonction de facteurs dont l’émergence de l’État d’Israël n’est qu’un élément. Un autre facteur est à rechercher dans la turbulence sociologique dans le monde arabe dans ces années-là et qui fait que de nouvelles couches sociales plus rurales, plus défavorisées, moins lettrées ont accédé au pouvoir politique, d’où l’affaiblissement du terreau démocratique. Là, on retrouve la veille équation classique, à savoir qu’il n’y a pas de démocratie sans le développement d’une bourgeoisie, c’est-à-dire d’une classe moyenne. Mais cette catégorie sociale s’est avérée largement soumise et dépendante du pouvoir politique, dans des États essentiellement rentiers. Cette nouvelle classe moyenne, en raison de son déficit idéologique, a été par ailleurs largement tentée d’épouser l’islamisme qui est devenu d’une certain façon et dans beaucoup de pays arabes l’idéologie de la nouvelle classe moyenne. Ce sont d’ailleurs les nouvelles classes moyennes qui ont financé l’islamisme, d’abord modéré et qui a pris ensuite un tournant radical. » Q- Le refus de la démocratie par les intellectuels arabes contemporains est-il dû au fait qu’elle est d’inspiration américaine, les USA étant considérés à plus d’un égard comme un État hégémonique ? R – « C’est une démarche dangereuse et intellectuellement malhonnête de penser que le “ bushisme ” aux États-Unis est une sorte d’idéologie monolithique. Il y a plusieurs cercles autour de George Bush, dont des gens authentiquement démocratisateurs. Les USA font leurs intérêts évidemment, mais au sein de cette puissance, il y a des cercles de pouvoir qui sont convaincus que le monde arabe ne peut sortir de la crise et se défaire de l’exportation de ses problèmes sous le mode de la violence et du terrorisme qu’en embrassant la démocratie. Ce sont des gens qui croient à ce qu’ils disent, et je ne peux les combattre sous prétexte uniquement qu’ils sont des agents de “l’impérialisme américain”. Il ne faut surtout pas oublier qu’une grande partie de l’intelligentsia de la région a des intérêts avec les régimes arabes en place. Ils ont eux aussi fini par épouser le credo antidémocratique des systèmes dont ils se font un peu les idéologues avec l’idée chez certains que mieux vaux des régimes autoritaires qu’un régime islamiste, d’où le chantage qu’ils font aux libéraux. » Propos recueillis par Jeanine JALKH
Depuis le 11 septembre, la démocratie, entendue désormais comme un système idyllique de gouvernance, est revenue en force sur la scène internationale. Prônée à cor et à cri par les États-Unis, l’évolution des régimes vers le modèle libéral a entraîné une obligation pour la plupart des pays dits autoritaires ou rigides de s’inscrire bon gré mal gré dans cette...