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Actualités - OPINION

L’ÉDITORIAL de Issa GORAIEB L’autre voile

En ces temps d’infortune, de pénuries et de privations, ce sont les occasions de manifester qui manquent certes le moins. Pour commencer, les adeptes de la contestation publique pourraient clamer leur indignation et leur colère contre la mafia politique responsable de la catastrophe aérienne de Cotonou et contre les inhibitions d’une justice peu habituée à aller débusquer les charognards en haute altitude. À défaut, ils seraient bien inspirés de descendre dans la rue pour dénoncer la non moins mafieuse transaction qui a clôturé le scandale de la banque al-Madina. Il valait bien lui aussi une marche en ville, le marché du dernier quart d’heure qui, après des années d’âpres tiraillements et par une savante élimination des autres opérateurs potentiels, a permis de couper en deux le juteux gâteau de la téléphonie mobile. S’il leur faut absolument oublier la pourriture ambiante, les manifestants feraient très judicieusement preuve de solidarité arabo-musulmane en vouant aux gémonies le bourreau des Palestiniens Ariel Sharon. Ou bien alors le Libyen Kadhafi qui entre soir et matin démantèle son arsenal biochimique, incite ses administrés à sortir dans le monde et à visiter même Israël, verse de substantielles compensations aux familles des victimes des attentats aériens planifiés par ses propres moukhabarate... mais refuse obstinément de s’expliquer sur la disparition du leader chiite Moussa Sadr. Avec un peu plus d’imagination – et d’intégrité morale et intellectuelle –, on pourrait tout aussi bien s’élever contre les atteintes endémiques aux droits de l’homme dont se rendent coupables nombre d’États arabes ou musulmans : et singulièrement ceux-là mêmes, à régime théoriquement laïque ou ouvertement théocratique, qui exercent une influence au Liban et prétendent même y régenter la vie démocratique. Mais voilà, et comme si c’était là une priorité absolue, c’est contre la France que le Hezbollah a manifesté l’autre jour en mobilisant 5 000 écolières, soit trente fois plus qu’à Téhéran, tant l’on sait ici être plus royaliste que le roi. Contre la France qui, depuis près d’un demi-siècle, ne cesse de défendre les droits légitimes des Palestiniens et plus généralement des Arabes, quitte à se mettre à dos tantôt les États-Unis et tantôt Israël. Contre la France qui de tous les pays occidentaux (et en contrepartie il est vrai d’un passé colonial plutôt chargé) a consenti, ces dernières décennies, le plus d’efforts matériels et culturels pour intégrer sa population musulmane originaire d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire : une population qui – il n’est pas inutile de le rappeler – a souverainement et librement choisi de se fixer dans la patrie des droits de l’homme, plutôt que dans quelque despotique royaume ou république du Proche ou du Moyen-Orient. À lui seul, ce libre choix – conforté par le fait qu’une majorité de musulmanes de France se sont prononcées contre le foulard à l’école – devrait être plus éloquent que toutes les raisons politiques et sociales qui poussent aujourd’hui la fille aînée de l’Église à sauvegarder dans les textes sa vieille option laïque, à l’aide de la future loi prohibant le port de signes et insignes religieux ostensibles dans les instituts d’enseignement : à savoir que la France, pays non musulman, est parfaitement en droit d’édicter une telle loi (prohibant aussi bien les grandes croix chrétiennes et la kippa juive que le voile islamique) du moment que ses gouvernants issus de la volonté populaire sont convaincus de sa nécessité, nulle partie étrangère n’étant habilitée à intervenir dans ses affaires. Et comme si ces raisons, courageusement reconnues d’ailleurs par le cheikh d’al-Azhar, ne suffisaient pas déjà, c’est au plan interne libanais que la manifestation de jeudi risque de s’avérer le plus inopportune, regrettable et dangereuse. Le Liban est un pays multiconfessionnel, pluriculturel où chaque groupe a ses croyances, ses coutumes, ses règles et modes de vie, ses licences et ses tabous, tout cela sans que nul n’y trouve à redire : là est sa spécificité, là réside sa force mais aussi son point faible dès lors qu’on s’emploie à l’embrigader dans des batailles qui ne sont pas siennes. Dans ce Liban unique, on peut voir hijabs et coiffures mode tantôt faire région à part, et tantôt se côtoyer le plus naturellement du monde. Aussi faut-il se garder de pousser sciemment à la différence « ostensible », en attendant le jour béni où notre pays se dotera enfin d’une classe politique plus occupée à le faire accéder à la pleine cohésion nationale qu’à se remplir les poches. C’est dire qu’en ouvrant aussi péremptoirement, aussi abruptement un tel débat dans la rue beyrouthine, le Hezbollah entreprend de créer un problème là où il n’existait pas, là où il ne devrait pas avoir de place. Il y a franchement autre chose à faire en ce moment pour les Libanais que d’engager une polémique stérile sur les foulards islamiques de France. En bonne transparence, ce sont d’autres batailles de voile qui nous interpellent tous, les seules qui vaillent vraiment la peine d’être menées dans un pays comme le nôtre, où l’on se moque à ce point du citoyen, qu’il soit musulman ou chrétien : voiles d’ombre et de mystère entourant toutes ces lucratives « affaires » qui désormais tiennent lieu de code de gouvernement. Et qu’il est devenu impératif d’arracher.
En ces temps d’infortune, de pénuries et de privations, ce sont les occasions de manifester qui manquent certes le moins.
Pour commencer, les adeptes de la contestation publique pourraient clamer leur indignation et leur colère contre la mafia politique responsable de la catastrophe aérienne de Cotonou et contre les inhibitions d’une justice peu habituée à aller débusquer...