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Développement - Parution d’un ouvrage sur les statistiques nationales au Liban La peur des chiffres : une pathologie endémique(photo)

Pourquoi a-t-on peur des chiffres au Liban ? Et comment comprendre qu’un État qui aspire à la modernité rechigne à ce jour à développer ses statistiques, un outil incontournable pour établir un diagnostic fiable sur « l’état » du pays ? Pourquoi les pouvoirs publics semblent à ce jour ignorer ou vouloir ignorer une activité substantielle à la politique de développement qu’ils prétendent mener ? Ces questions fondamentales ont fait l’objet d’un ouvrage spécialisé que vient de publier le LCPS (Lebanese Center for Policy Studies) qui regroupe les principales interventions faites au cours d’un séminaire spécialisé sur la question. Intitulé Statistiques nationales et développement au Liban, le livre dresse un état des lieux de ce domaine vital en suscitant une réflexion en profondeur sur les principaux enjeux en cause. Car si le manque de volonté politique est patent à ce niveau, il apparaît clairement que l’absence de « culture » chez certains décideurs n’en est pas moins responsable, ces derniers ignorant encore à ce jour l’utilité de cette discipline.
Organisé par secteurs – comptabilité nationale, commerce, industrie, économie, société, culture, justice, santé, finances, tourisme, environnement –, le livre met en relief la crise qui touche, depuis de nombreuses années, ce domaine crucial et relève les multiples lacunes qui existent au plan des données chiffrées en proposant des solutions fonctionnelles pour y remédier. L’ouvrage regroupe par ailleurs l’ensemble des études chiffrées déjà établies dans les différents secteurs déjà cités. À cette occasion, L’Orient-Le Jour a interviewé plusieurs experts qui ont bien voulu commenter les problèmes soulevés dans l’ouvrage.
Depuis les années réformistes, qui ont marqué le mandat de Fouad Chéhab, l’un des rares chefs d’État à avoir compris l’importance de ce secteur, les gouvernements successifs ont accordé peu d’attention aux données statistiques. Poursuivant la politique de l’autruche, les responsables ont préféré occulter, notamment à partir des années 70, cet instrument de mesure indispensable pour définir les politiques publiques, améliorer la gestion de l’Administration et assurer une certaine transparence au niveau des prévisions et des projets à réaliser. Cette attitude est d’autant plus surprenante que les années 90, qui ont été placées sous le signe de la reconstruction et du développement, n’ont pas pour autant été accompagnées d’un essor des études statistiques.

La valse des chiffres
et des méthodes
Même lorsque des études ponctuelles sont effectuées par certaines administrations ou par des organismes internationaux, le gouvernement ne se soucie guère de les mettre à profit. C’est ce que révèle Ibrahim Maroun, professeur à l’UL et l’un des coauteurs de l’ouvrage, dans un chapitre spécialisé sur la crise des statistiques. L’auteur illustre ses propos en affirmant que durant les deux dernières décennies, trois recensements industriels ont été réalisés. Or, dit-il, le gouvernement n’a jamais cherché à exploiter ces études pour définir une politique industrielle nationale.
Exception faite pour le ministère de l’Intérieur qui, ironise le professeur, exploite les chiffres relevant de son département dès que les taux (de criminalité ou d’accidents de la route, par exemple) sont en baisse, mais dissimule les données lorsque les taux augmentent.
Dans tous les secteurs de la vie publique, les chiffres font défaut, et lorsqu’ils existent, ils sont contradictoires, incomplets ou manquent de rigueur et de suivi d’où le problème de « vieillissement » des données. M. Maroun met en exergue les obstacles qui entravent le développement de ce champ d’étude, notamment « l’absence de critères scientifiques » pour comparer et évaluer les approches. Évoquant le manque de rigueur scientifique qui entache la majorité des études effectuées, l’auteur cite au passage les problèmes méthodologiques, telles que la confusion entre « recensement et enquête par échantillon », comme cela s’est produit lors des études effectuées successivement par le ministère des Affaires sociales et l’ACS (Administration centrale des statistiques) sur les revenus des ménages au Liban en 1997 et 1998.
Citant par ailleurs les estimations du PIB effectuées dans les années 81 et 84 par deux organismes différents, l’Escwa et la Chambre de commerce et d’industrie de Beyrouth, il indique que la différence entre les deux estimations varie entre 1 343 millions de dollars (en 1981) et 3 463 millions en 1984. Pour le sociologue, cet écart dans les chiffres ne pourra jamais être expliqué tant que les spécialistes, qui sont à l’origine de ces données, refusent de dévoiler leurs méthodes de calcul.

La politisation du chiffre
Pressé par les organismes internationaux, le Premier ministre Rafic Hariri a voulu combler cette lacune en le chargeant d’établir les comptes économiques et l’estimation du PIB au ministère de l’Économie qui, aujourd’hui, travaille en étroite collaboration avec l’Insee (Institut français national des statistiques). Une mission contestée par l’ACS à qui la loi a confié la tâche d’effectuer et de gérer l’ensemble des études statistiques dans le pays. Une source informée indique que cette déviation « illustre la volonté du Premier ministre de confier les comptes économiques au ministère de l’Économie sur lequel il a une emprise certaine, au lieu d’en laisser la charge à l’ACS qui, elle, est un organisme neutre ». Entendre : Rafic Hariri peut ainsi défendre, chiffres à l’appui, une politique économique et financière de plus en plus contestée. Certains économistes dénoncent en outre la manipulation des finances publiques visant à parvenir à « une réduction artificielle des dépenses et à une augmentation des recettes pour montrer que le gouvernement a réussi à réduire le taux de déficit ».
Robert Kasparian, qui dirige l’équipe de travail au sein du ministère de l’Économie, reconnaît que cette mission est effectivement de la compétence de l’ACS. Cependant, dit-il, « il s’agit d’une question purement formelle », dans la mesure où le travail au sein de son département se fait en coordination avec l’ACS et non à son insu.
À tous ceux qui affirment que l’ACS « dépend politiquement » du chef de l’État Émile Lahoud alors que le ministère de l’Économie « est sous l’emprise du Premier ministre », M. Kasparian répond qu’il n’existe aucun conflit politique entre ces deux instances, « puisque l’ACS relève de toute manière du Conseil des ministres ».
Pour M. Kasparian, le domaine de la statistique doit absolument bénéficier d’une indépendance totale et les politiques ne sauraient se mêler de chiffres sans fausser toute la règle du jeu.
« Quand bien même on l’aurait voulu, il est quasiment impossible de modifier des comptes économiques sans porter atteinte à l’exigence de cohérence qui caractérise toute étude statistique. » « Si l’on devait revoir un chiffre à la hausse, il faudrait alors revoir tous les autres chiffres qui en dépendent étroitement », dit-il. En d’autres termes, un chiffre qui a été modifié dans un secteur donné se répercutera inévitablement ailleurs et faussera par conséquent l’ensemble des estimations, explique le statisticien.

Duplication
et décentralisation
Cet exemple illustre parfaitement d’ailleurs l’un des problèmes majeurs que rencontre le champ de la statistique au Liban, à savoir l’enchevêtrement des compétences et la dispersion des efforts. L’ACS, qui est censée centraliser toutes les données, manque à ce jour d’effectifs et de moyens pour mener à bien sa tâche. Celle-ci se trouve doublée dans son travail par plusieurs ministères et organismes publics, qui entreprennent de publier les chiffres qu’ils estiment être du ressort de leur département. Cette tendance est d’ailleurs encouragée par les institutions internationales qui participent souvent au financement d’études ponctuelles en sollicitant l’un ou l’autre ministère, contournant ainsi l’ACS. Malheureusement, les résultats ne sont pas toujours à la hauteur, et la valse des chiffres dénonce l’absence de coordination et de centralisation. L’exemple des deux études démographiques menées en 1996 et 1997, l’une par le ministère des Affaires sociales et l’autre par l’ACS, illustre parfaitement le problème de la duplication dans les enquêtes et la contradiction des chiffres portant sur un même domaine : un écart d’un million d’individus séparait les deux enquêtes qui ont fait état, l’une de trois millions et l’autre de quatre millions.
L’absence d’une base de sondage fiable et régulièrement mise à jour constitue en outre un handicap majeur devant les enquêteurs. Cet amateurisme dans la manipulation des chiffres se répercute de multiples manières, tant au niveau économique, financier que social et politique, soulignent les experts.
Évoquant l’absence d’un indicateur fiable de cherté de vie, Ibrahim Maroun relate les négociations qui ont précédé le réajustement des salaires entrepris il y a quelques années, une opération qui est « le fruit de surenchères et d’âpres négociations entre les partenaires sociaux ».
« Entre la Confédération générale des travailleurs (CGTL) pour qui la cherté de vie aurait augmenté de 80 % et l’Association des industriels qui avançait le taux de 40 %, le ministre du Travail a fini par trancher en coupant la poire en deux. Ainsi l’indice de cherté de vie a été fixé autour de 60 %, histoire de contenter les deux parties », indique M. Maroun.

Le recensement
de la population
Les conséquences de cette crise des chiffres ne sont pas moins redoutables sur le plan de la politique interne dès lors que l’on aborde la question, ô combien taboue, de la répartition communautaire. Effectué en 1932, le dernier recensement des Libanais par rapport à la distribution confessionnelle ne risque pas d’être remis à jour de sitôt. Et pour cause : une loi votée dans les années 60 interdit, depuis, à tout organisme officiel d’effectuer un recensement sur ce sujet. Une lacune qui est souvent exploitée par les décideurs politiques. « Brandissant le spectre de la majorité numérique, les responsables en usent et abusent pour faire pression en politique interne ou pour dissuader les minorités de soulever des questions d’avenir », écrit M. Maroun.
M. Kasparian rappelle d’ailleurs que la question de la répartition confessionnelle a de tout temps été taboue, dès les années 60, lorsque l’ACS, dont il était alors en charge, s’est vu confier à l’époque toutes les études statistiques « sauf celles qui étaient en rapport avec la démographie, un domaine qui avait été rattaché au ministère de l’Intérieur ».
M. Kasparian met en outre l’accent sur un autre problème méthodologique que posent les études statistiques, à savoir la question de la confidentialité, une condition incontournable pour la crédibilité des enquêtes.
Pour ce statisticien, le fait de confier les études à des sociétés privées soulève le problème du secret professionnel auquel seules les administrations ont droit.
« Certaines enquêtes importantes dans le secteur industriel notamment ne peuvent être confiées au secteur privé qui ne pourra jamais accéder à certaines informations concernant les entreprises interrogées », indique M. Kasparian qui souligne que même l’Administration publique peut parfois subir des pressions. Preuve en est, dit-il, l’insistance du ministre des Finances, Fouad Siniora, d’obtenir les chiffres qui sont à la disposition du ministère de l’Économie, une requête qui « évidemment a été rejetée » par ce département. Certes, reconnaît ce dernier, la transparence des entreprises n’est pas la règle au Liban, et ces dernières continuent de taire l’essentiel de leurs chiffres.
« La capacité de l’État de recueillir des informations de manière systématique et fiable repose sur une relation de légitimité », affirme Salim Nasr, le directeur du LCPS.
Selon lui, le manque de transparence et le gaspillage dissuadent le citoyen de remplir ses obligations, ce qui entraîne une résistance générale de la part de ce dernier à coopérer avec l’État. D’où la nécessité de développer « une culture sociale de transparence : plus l’État inspire confiance, plus les gens s’identifient à lui », affirme le sociologue.
« C’est une relation dialectique, dit-il. Certaines entreprises sont prêtes à payer leurs taxes, à condition de mettre fin au gaspillage. Il s’agit de briser le cercle vicieux. » Pour M. Nasr, le changement vient d’un État réformateur qui doit user de pressions légales et sociales accompagnées de sanctions. Une évolution qui ne se mettra en place qu’à l’aide d’une réforme politique et administrative en profondeur. « Mais avant d’en arriver là, il faudra commencer par les réformes sectorielles, notamment dans le domaine de la statistique », conclut M. Nasr. Encore faut-il s’en donner les moyens budgétaires et, en matière d’expertise, en formant une nouvelle génération de statisticiens, une proposition faite depuis des années par l’Administration centrale des statistiques dont l’équipe de travail se réduit aujourd’hui à 4 spécialistes.
« La crise des chiffres serait en grande partie résolue si l’on remédie au problème des ressources humaines au sein de l’ACS », conclut M. Kasparian.

Jeanine JALKH

« Statistiques appliquées pour tous »,
un manuel destiné aux professionnels des chiffres

Parallèlement à l’ouvrage publié par le LCPS, un autre manuel portant sur le même sujet vient de sortir sur le marché. Intitulé Statistiques appliquées pour tous, l’ouvrage de Walid Semaan s’adresse à tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à cette discipline : chercheurs, analystes, consultants banquiers, industriels, économistes, assureurs etc. Selon l’auteur, cet ouvrage, qui se veut absolument scientifique, « a été conçu dans le but de faciliter l’assimilation de cette science, devenue un outil d’aide indispensable à la prise de décision dans un environnement en perpétuel changement ».
Responsable, à l’Université Saint-Joseph, de l’enseignement des statistiques appliquées, Walid Semaan a voulu transmettre une façon de penser méthodique dans la manipulation des données statistiques.
« L’explication de la logique des outils d’analyse permet au lecteur une compréhension aisée et rapide des méthodes présentées dans cet ouvrage. Elle l’habilite également à faire un choix exact quant à leur mise en application et leur utilisation dans différents domaines », précise l’auteur.
Pourquoi a-t-on peur des chiffres au Liban ? Et comment comprendre qu’un État qui aspire à la modernité rechigne à ce jour à développer ses statistiques, un outil incontournable pour établir un diagnostic fiable sur « l’état » du pays ? Pourquoi les pouvoirs publics semblent à ce jour ignorer ou vouloir ignorer une activité substantielle à la politique de...