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SOCIÉTÉ - Au Liban-Nord, les plus vieux racontent la Grande Guerre et l’émigration À Abdellé, un quartier en ruine attend ses habitants partis à l’autre bout du monde(photos)

Un village du Liban-Nord. Sur une colline, des maisons de pierres blanches cachées par des buissons. Le quartier semble charmant, calme et tranquille. Il faut s’approcher de plus près, faire quelques kilomètres à pied, sur un chemin de pierre et de terre battue qui serpente entre les ronces, les herbes folles et les buissons pour parvenir à ces habitations, construites au XIXe siècle. Leurs toits se sont écroulés. Mais leurs murs, leurs arcades et leurs voûtes sont presque intacts. Quelques puits creusés devant les habitations sont remplis d’eau. Mais ici, il n’y a plus de poulie, de corde ou de seau. Les habitants ont déserté les lieux, il y a bien longtemps, à la Première Guerre mondiale. Ils sont partis vers le nouveau monde pour fuir la famine et faire fortune aux États-Unis, à Cuba ou encore au Brésil.

Nous sommes au quartier de Dahr el-Jamal. Une colline qui, comme son nom l’indique en arabe, ressemble à la bosse d’un chameau, à Abdellé. Certes, à l’instar d’autres localités libanaises, ce village du Liban-Nord a souffert de l’émigration massive de ses habitants poussés à chercher des cieux plus cléments à cause de l’enrôlement de force des hommes dans l’armée ottomane, de l’invasion de crickets et de la famine.
Mais à Abdellé, avec ce quartier complètement désert, les séquelles du passé sont restées apparentes, comme des plaies qui ne se sont pas encore cicatrisées.
Il fut un temps, au début du siècle dernier, avant la Première Guerre mondiale, où Abdellé comptait plus de 5000 habitants et 10 prêtres. Tous les dimanches, après la célébration de la messe, les familles se rassemblaient non loin de l’église Saint-Georges pour égorger une trentaine de moutons et partager le repas.
Ce village maronite, situé à quelques kilomètres de Batroun, était prospère. Au Liban-Nord, quatre localités faisaient à cette époque le poids : Abdellé, Ibrine, Bchellé et Tannourine. Le village comptait des médecins, des avocats et des notaires qui travaillaient à Batroun. Une ville qui était à cette époque la capitale de tout un mohafazat. Il y avait aussi les paysans, riches d’une terre fertile cultivée en terrasses. Il y avait également quelques habitants qui avaient tenté l’aventure. Celle de prendre un bateau au port de Beyrouth ou de Haïfa, faire une halte à Naples ou à Marseille et s’embarquer encore pour les côtes des États-Unis ou du Brésil.
Aujourd’hui, Abdellé compte un peu plus d’un millier d’habitants. Ceux qui sont partis, il y a un peu moins d’un siècle, ne sont plus jamais rentrés au pays, sauf pour une simple visite. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne portent pas – malgré le temps qui passe et les milliers de kilomètres parcourus – leur village dans le cœur.

Une poignée de terre
qui voyage des milliers
de kilomètres
C’est une famille d’émigrés, par exemple, qui a restauré il y a quelques années l’église Saint-Georges de la place du village. Durant les années soixante-dix, les émigrés des États-Unis organisaient des excursions jusqu’au Liban-Nord, s’installaient chez des parents et des proches, pleuraient quand ils mettaient les pieds sur une terre qu’ils n’ont jamais vue ou connue mais qu’ils aimaient grâce aux histoires racontées par la première génération d’émigrés. Et inévitablement, avant de partir, pour rentrer au pays qui avait accueilli leurs ancêtres, ils prenaient un mouchoir, le remplissaient de sol et de cailloux de Abdellé en guise de souvenir.
D’ailleurs jusqu’à présent, certains émigrés demandent à ceux qui sont restés au Liban et qui se rendent en visite aux États-Unis un seul et unique cadeau: «Une poignée de terre de Abdellé». Et ils préfèrent que cette poignée de sol soit ramassée à côté de la maison qu’un membre de leur famille avait quittée il y a bien longtemps.
Aux États-Unis, les premiers émigrants se sont retrouvés dans une ville de Pennsylvanie, Union Town, qui compte actuellement plus de 4000 personnes originaires de cette localité du Liban-Nord. Ils ont baptisé leur église Saint-Georges de Abdellé.
Youssef est né en 1920. Les histoires de la Première Guerre mondiale, il les a apprises de son père. Comme la quasi-totalité des habitants du village, une branche de sa famille vit depuis un peu moins d’un siècle aux États-Unis. Par exemple, une de ses cousines, Amandine, est partie avec la fin de la Première Guerre mondiale. «Son mari est mort de faim et elle a pris seule le bateau pour s’établir aux États-Unis», dit-il.
Youssef a épousé une femme de Abdellé née en Amérique. Sa fille, qui s’est mariée avec un émigré originaire du village, vit dans l’Ohio. Youssef a visité pour la dernière fois les États-Unis en 1994. Et, bien évidemment, il a séjourné chez la famille à Union Town, en Pennsylvanie.
«Quand j’ai assisté à la messe, tout le monde m’a souhaité la bienvenue. Les plus vieux ont même pleuré en s’approchant de moi, sans pour autant me connaître personnellement», dit-il, un brin d’émotion dans la voix.
D’autres choses l’ont ému: dans la plupart des maisons à Union Town, des bocaux de verre transparent renferment du sol de Abdellé. Et l’on trouve dans cette ville une vieille enseigne, qui date du début des années trente, avec l’inscription Chaïban’s Bar. Chaïban avait quitté le village dans la pauvreté. Il avait fait fortune grâce à la vente illégale de liqueurs au cours de la Prohibition. Son fils Milan, né aux États-Unis, n’a pas voulu changer l’enseigne du fonds de commerce.

104 ans et une mémoire
intacte
Geneviève a 104 ans, c’est la doyenne du village, elle a vécu les deux guerres mondiales, la famine et la pauvreté. Elle se souvient du temps où Dahr el-Jamal était un quartier peuplé. «Il y avait 25 maisons, un puits devant chacune d’elles», dit-elle. Le quartier était entouré de vergers, on y plantait des prunes, du raisin, des coings et des poires. «Il y avait également des caroubiers, des oliviers, du blé et des légumes», enchaîne-t-elle.
Que sont devenus les habitants ? «Ils sont morts durant la guerre, ils ont crevé de faim», répond-elle. «Certains pourtant sont partis en voyage», indique-t-elle, se souvenant qu’elle avait une amie couturière qui avait 20 ans quand elle avait décidé de partir seule pour les États-Unis. Celle-là habitait Dahr el-Jamal
La centenaire se rappelle de la famine, des distances qu’il fallait parcourir pour se procurer du blé. Elle se souvient qu’à 15 ans, elle avait parcouru seule le chemin Abdellé-Menyié à pied pour retrouver son père qui devait rapporter de la farine. «J’allais mourir de faim en route et j’ignorais si j’allais le revoir», dit-elle, soulignant qu’il «y a ceux qui sont partis pour le Akkar, la Békaa, voire Damas pour pouvoir manger». D’autres quittaient Abdellé à pied pour se rendre à Beyrouth et prendre le bateau qui les conduira sous d’autres cieux. Elle évoque aussi son cousin qui était un «bey» et qui est parti pour l’Amazonie. «On nous a raconté plus tard, qu’il s’était noyé dans le fleuve (l’Amazone) et qu’il avait été dévoré par les crocodiles», dit-elle.
La mémoire de Geneviève est intacte. Elle tire sur sa cigarette, prépare le café, offre du chocolat. Elle raconte qu’elle a 172 descendants, qu’elle a perdu un fils (il avait une soixantaine d’années), qu’elle passe la plupart de ses journées à prier pour sa famille et pour le monde entier. Elle remercie le ciel parce qu’elle a toujours la santé. Ses yeux s’éclairent. «Je suis une femme robuste», dit-elle comme si elle parlait seule. «Vous savez, j’ai témoigné devant le juge contre mon propre mari», indique-t-elle comme pour se convaincre qu’elle a de tout temps été une femme bien solide. Et quelle était la réaction du malheureux époux? «Il avait tort, il a fini par comprendre et accepter», lance-t-elle un brin de fierté dans la voix.
À voir et à écouter les centenaires du sexe faible de Abdellé, on pourrait se dire que les femmes de ce village ont dû mener la vie un peu dure à leurs conjoints…
Victoria a 100 ans. Elle en paraît moins. Elle habite avec la famille de son fils une coquette maison de Gemmayzé. Juste après son mariage, Victoria a quitté Abdellé pour Cuba, espérant pouvoir se rendre ensuite aux États-Unis, à New York plus précisément. À cette époque, la frontière était fermée, et après quatre ans d’attente dans l’île, elle a décidé de rentrer seule avec ses enfants à Abdellé.

Un mois en bateau
pour rentrer au village
Victoria voulait faire sa vie hors du Liban. Dès son mariage, elle est partie en Amérique avec son époux, espérant arriver tout de suite à New York, rejoindre sa belle-sœur qui était couturière. Mais la frontière était fermée. Elle se rappelle qu’à Cuba, elle avait des voisins libanais, originaires de Toula au Liban-Nord. De cette île, elle a gardé plusieurs souvenirs, bons et mauvais : la pluie qui tombe tous les jours, la chaleur, «les bananes frites comme nos aubergines», l’époux un peu rêveur qui tente l’impossible pour entrer aux États-Unis, et ce sentiment d’attente comme un bateau en rade. Mais au bout de quatre ans, Victoria décide de rentrer sans son mari au Liban avec ses trois enfants.
Comme pour arriver à Cuba, le chemin du retour prendra un mois. Victoria peut jusqu’à présent décrire l’odeur nauséabonde de la cale. Et le premier souvenir qui lui remonte à la tête en évoquant sa vie sur le bateau : la lessive qu’elle étalait sur le pont du navire.
Elle rentrera avec ses enfants, sains et saufs, à Abdellé. Son époux la rejoindra deux ans plus tard. Mais l’Amérique la tentera toujours, jusqu’en 1965, quand elle se rendra en simple visite à New York, la destination dont elle avait rêvé des années durant. «Les gens vivent avec les portes et les fenêtres fermées, ne se parlent pas», s’indigne-t-elle. Et comme soulagée, elle ajoute: «Heureusement que la frontière était fermée, je n’aurais jamais pu tenir le coup dans une ville pareille.»
Victoria, elle, a eu la possibilité de pouvoir retourner au pays. D’autres habitants de Abdellé, du Liban tout entier, qui font partie de la première vague d’émigrés vers le nouveau monde, n’ont pas eu cette chance. Ils ont dû porter leur pays dans la peau comme une morsure qui ne guérit pas. Tout à fait à l’image de ces maisons désertes, presque intactes, qui attendent des habitants qui ne reviendront jamais.

Patricia KHODER

Remerciements à Jacques Abi Nader, pilote de ligne originaire de Abdellé.

Une église et deux chapelles
Situé à 650 mètres d’altitude et à 16 kilomètres de Batroun, Abdellé ne se résume pas uniquement à un quartier tombé en ruine avec la mort et le départ de ses habitants vers le nouveau monde. Le village qui compte un millier d’habitants présente plusieurs belles demeures et une nature aux très belles couleurs, en été comme en automne. En novembre, les arbres caduques n’ont pas encore perdu leurs feuilles aux teintes orangées. Ils poussent à côté de chênes, d’oliviers et de conifères au vert sombre. En été, vous serez émerveillés par la couleur jaune et le parfum très particulier des genêts d’Espagne.
Les habitants du village se souviennent des étangs qui se formaient durant quatre ou cinq mois au cours de l’année. La zone appelée Meghrak s’est asséchée à cause de diverses constructions et du détournement de plusieurs cours d’eau. N’empêche que même durant les journées les plus chaudes de l’été, cette zone de marais préserve sa fraîcheur. Et il est bon de prendre l’air à l’ombre des bouleaux et des saules.
Mise à part l’église Saint-Georges du village construite sur les ruines d’une chapelle byzantine, il faut compter une petite église croisée, celle de saint Élie, et une autre, plus récente, dédiée à saint Simon. À côté de ces deux petites chapelles poussent d’impressionnants chênes centenaires.

Une famille éparpillée
entre le Liban, Cuba et les États-Unis

Béchara Makhlouf est ingénieur, originaire de Abdellé. L’histoire de sa famille sort du commun. Mais elle a dû être bien ordinaire, voire banale, à l’aube du siècle dernier, au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Pour fuir la famine, la grand-mère de Béchara, Zehré, est partie à Cuba, emmenant avec elle sa fille, Judith, son fils, Gergé, et laissant à Abdellé, à la charge de leurs grands-parents paternels, deux enfants. Le grand-père de l’ingénieur, le mari de Zehré, est mort durant la Première guerre. Il était notaire à Batroun et Béchara garde précieusement les livres, cahiers et blocs-notes de l’époque.
Semaan, le père de l’ingénieur, est l’un des enfants restés au Liban et qui n’a plus jamais revu sa mère, son frère et sa sœur. «Ma grand-mère n’est plus jamais rentrée au pays», dit Makhlouf. «Une vingtaine d’années plus tard, nous avons su que Judith, ma tante de Cuba, a épousé Hanna Tannous, un Libanais originaire de Abdellé et dont les parents avaient fui au cours de la Première Guerre mondiale pour les États-Unis», indique-t-il. Judith a quitté La Havane pour s’installer à Union Town (Pennsylvanie), là où les premiers venus de Abdellé avaient constitué un véritable ghetto. Elle a eu sept filles et un garçon. Grâce aux e-mails et au téléphone, Béchara Makhlouf garde toujours le contact avec ses cousins installés en Pennsylvanie.
Mais c’est le sort de son oncle, Gergé, parti tout petit à Cuba, qui intrigue l’ingénieur. Béchara sait qu’il avait épousé une Cubaine et avait eu une fille. Dissident à l’arrivée de Castro au pouvoir, Gergé avait décidé de fuir pour les États-Unis. Mais depuis son départ de La Havane, les branches libanaises, américaines et cubaines de la famille ont perdu sa trace.

L’ultime souhait de M. Bill
Béchara Makhlouf évoque le réseau qui s’est constitué, dès le début, entre les émigrés de Abdellé et ceux qui sont restés au pays. Il parle des virements d’argents envoyés par les familles libano-américaines, par le biais du patriarcat maronite, aux habitants du village.
Il raconte avec un sourire l’histoire de l’un de ses proches, resté au Liban et qui avait reçu de son cousin établi aux États-Unis une caisse contenant des bottes et des vêtements usés. «Ce dernier croyait que le Liban n’avait pas changé depuis la Première Guerre mondiale, il voulait tout simplement aider», explique-t-il. Inutile de dire que les deux hommes ne se sont plus jamais envoyés des lettres depuis ce fâcheux incident…
Dès la fin des années trente, tous ceux qui arrivaient de Abdellé aux États-Unis savaient qu’ils pouvaient compter sur les autres émigrés du village. «Il leur suffisait de se rendre à Union Town, se présenter à l’église fréquentée par les premiers émigrés du village – qui deviendra plus tard l’église maronite Saint-Georges de Abdellé – pour trouver des parents, des amis et de l’aide», dit-il.
L’ingénieur évoque également les années soixante et soixante-dix, quand beaucoup d’émigrés de la première et de la deuxième génération effectuaient des séjour à Abdellé. Parmi eux, Gorgé Daher, ancien chef du Parlement vénézuélien. Et beaucoup de Libano-Américains, qui rentraient au village et distribuaient à tous les habitants des tee-shirts, des stylos à bille, des briquets et des chewing-gums.
L’histoire la plus touchante demeure incontestablement celle de M. Bill. «Le beau-frère de ma tante, Judith, celle qui avait fui avec ma grand-mère à Cuba et qui avait épousé Hanna Tannous, vivant à Union Town», précise Béchara. Au début des années soixante-dix, M. Bill, qui faisait partie de la première génération d’émigrés aux États-Unis, a décidé de rentrer au pays. Il a passé les derniers mois de sa vie au village, chez Béchara Makhlouf, pour réaliser un ultime souhait. À son retour au Liban, Bill Tannous n’a pas construit une grande maison à Abdellé. Il a tout juste acheté un petit lopin de terre… pour bâtir un caveau. M. Bill est jusqu’à présent l’unique émigré du village à avoir été jusqu’au bout de ses rêves.
Un village du Liban-Nord. Sur une colline, des maisons de pierres blanches cachées par des buissons. Le quartier semble charmant, calme et tranquille. Il faut s’approcher de plus près, faire quelques kilomètres à pied, sur un chemin de pierre et de terre battue qui serpente entre les ronces, les herbes folles et les buissons pour parvenir à ces habitations, construites au XIXe...