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DÉBAT - Comment le pacte de Taëf a créé le « Léviathan syrien » Autopsie de la souveraineté libanaise avec le professeur Joseph Maïla (photo)

À la fin de l’année 1983, Joseph Maïla – à l’époque vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Saint-Joseph (USJ) où il était enseignant à la faculté de sciences politiques – avait fait, dans un article intitulé « Les aventures de la souveraineté », publié dans « L’Orient-Le Jour », une étude consacrée à ce concept. M. Maïla avait alors défini trois catégories conceptuelles d’« attaques » contre la souveraineté libanaise : « La présence palestinienne ou la souveraineté contestée », « L’intervention syrienne ou la souveraineté limitée », et « L’invasion israélienne ou la souveraineté contrôlée ». Très exactement vingt ans après, la notion de souveraineté continue d’occuper le devant de la scène au niveau de la politique libanaise et de susciter les débats les plus acharnés entre opposants d’un côté, loyalistes et prosyriens de l’autre. « L’Orient-Le Jour » a été à la rencontre de M. Maïla, actuellement doyen de la faculté des sciences humaines à l’Institut d’études catholiques de Paris, pour faire le point sur le présent, le devenir et l’évolution de la souveraineté libanaise. Une réflexion en profondeur et pour le moins percutante, à cheval entre la philosophie politique, le droit international public et la sociologie politique.

Michel HAJJI GEORGIOU
Selon Joe Maïla, le concept de souveraineté est au centre du débat politique libanais depuis les années 70. Il évoque sur ce plan les trois catégories d’atteintes à la souveraineté observées au Liban durant la guerre. D’abord, les opérations de l’OLP à partir du Liban-Sud, qui avaient eu pour effet de contester la souveraineté libanaise, dans le sens où cette dernière avait été « contestée au service d’une cause jugée supérieure, celle du conflit israélo-arabe ». Ensuite, l’intervention de l’armée syrienne en 1976, qui a « limité » la souveraineté, dans l’optique des démocraties populaires et du concept rendu célèbre par Léonid Brejnev durant la guerre froide : l’existence d’un cadre de mouvance de la politique étrangère, défini par un État souverain dans la région qui limite la souveraineté des autres. Enfin, Israël et la souveraineté « contrôlée » : « Du fait de son affaiblissement, l’État libanais avait perdu l’une de ses dimensions essentielles, la souveraineté, d’où la montée d’un droit de contrôle sur la frontière », explique-t-il.
Et de poursuivre : « Ces trois types d’attaques avaient chacun des prétentions différentes du point de vue de leurs perspectives, mais identiques du point de vue de leurs conséquences : ils ont mené à l’effondrement de l’État libanais .»
« Face à ces attaques sont nés des soulèvements insurrectionnels qui ont tenté de retrouver le cours normal des choses. D’abord, la guerre de 75-76, qui a tourné autour de la thèse suivante, défendue par les milices chrétiennes : l’État libanais qui adhère à la cause palestinienne a-t-il le droit de mettre en danger sa souveraineté pour une cause plus importante ? Ensuite, avec l’intervention syrienne, s’est mis en place un autre type de résistance : la volonté de récupérer une souveraineté internationale de l’État libanais. Une tentative qui a échoué lamentablement, puisque le Liban est aujourd’hui un État sans souveraineté au sens juridique du terme, c’est-à-dire qu’il a perdu les deux apanages sur lesquels se fondent non pas la souveraineté en tant que telle, mais son effectivité : la politique étrangère et l’armée », affirme Joseph Maïla.
« Il est intéressant de constater que depuis que la présence syrienne s’est renforcée au Liban, les deux seules questions sur lesquelles il est interdit de réfléchir ou de discuter entre Libanais – les disputes sur toutes les autres questions étant encouragées par Damas – c’est la politique étrangère et la politique de défense. Ces questions ne suscitent aucun problème au Parlement : le budget de la défense n’est pas discutable, même sur le plan technique, alors qu’il est possible de le réduire pour faire des économies. La souveraineté contrôlée, elle, n’est qu’en partie résolue dans la mesure où Israël continue à demander au Liban de contrôler sa frontière. Demande à laquelle Beyrouth a cette réponse inadmissible : “Nous n’avons pas à être les gendarmes d’Israël”. Pour des raisons syriennes, il est interdit d’envoyer l’armée au Liban-Sud. Raymond Eddé avait toujours prôné l’intervention de troupes internationales à ce niveau pour contrôler une frontière réputée incontrôlable militairement puisque nous sommes en état de guerre avec Israël. On peut se demander si ce débat n’a pas été volontairement saboté, dans la mesure où il aurait fermé définitivement la porte du Liban-Sud », indique-t-il.

État des lieux actuel :
« La fiction d’un Liban
souverain »
Mais nous n’en sommes plus à ce niveau du problème, reprend Joseph Maïla. « Il y a eu des réponses libanaises aux questions posées. L’une a légitimé la perte de contrôle de la souveraineté au nom de la stabilité. L’accord de Taëf résume cette option : il existe bel et bien une souveraineté libanaise, mais elle ne peut être pensée et mise en œuvre que dans le cadre d’un accord libano-syrien. Par ailleurs, il existe une pensée intransigeante, celle du général Michel Aoun. Elle revient à l’idée d’une reprise en main par les Libanais d’une souveraineté pensée tous azimuts : retrait de toutes les forces étrangères et rétablissement de la souveraineté, l’idée de base étant que seules des garanties internationales peuvent stabiliser la souveraineté perçue dans sa dimension internationale, d’où la référence à la résolution 520 du Conseil de sécurité. La 520 n’étant pas une arme de guerre, mais un moyen d’aborder la question du règlement de la souveraineté contestée. Mais, avec le Traité de fraternité et de coopération libano-syrien, des rapports entre “deux États souverains” ont pu “aménager” la question de la souveraineté. En d’autres termes, on a fait échapper la présence de troupes étrangères à tout contrôle international et arabe à travers ce traité », affirme-t-il.
« Les deux États libanais et syrien “s’entendent” en effet pour que les troupes syriennes restent au Liban. Dès lors, il s’agit d’un abandon souverain de souveraineté, une autolimitation de cette dernière. Bien entendu, l’on remarquera qu’il s’agit d’un traité inégal, imposé dans un contexte de force, et on peut donc se poser la question de sa nullité au plan international, à l’instar des traités passés par les puissances européennes avec la Chine à la fin du XIXe siècle », indique-il. « Ainsi, lorsque certains affirment : “La Syrie nous gouverne”, le gouvernement libanais répond : “Non. C’est nous qui réclamons la présence des Syriens, et nous sommes un pouvoir élu et reconnu”. Il n’y a pas de contestation, pas de territoire divisé, il existe un seul gouvernement et une seule armée. On part désormais de la fiction d’un Liban qui serait souverain, et il n’est plus question de penser la situation en fonction de la stricte notion de souveraineté. Il est désormais question d’indépendance », souligne-t-il.
Explications : « Un État vraiment souverain est un État indépendant. Néanmoins, un État qui n’est pas indépendant peut avoir tous les aspects formels de la souveraineté. Mais, dans la réalité, il n’est pas vraiment souverain s’il n’est pas indépendant. Personne ne conteste que le Liban possède un siège à l’Onu, un drapeau, une armée... Mais il s’agit d’un pays téléguidé de l’extérieur. Il faut donc qu’il redevienne indépendant pour recouvrer sa souveraineté effective. Désormais, la question de la souveraineté se repose de manière globale, et ne peut trouver de solution définitive que dans le cadre du règlement du contentieux régional. S’il y a un règlement, nous pourrons revenir à un état où nos voisins respectent nos frontières et notre souveraineté. Mais non plus la souveraineté entendue comme territoriale ou spatiale, mais comme le pouvoir souverain du peuple, la libre décision. En effet, la question de la souveraineté sur un plan territorial, à part le prétexte fallacieux et sans conséquences des hameaux de Chébaa, est pratiquement résolue, dans la mesure où plus personne ne parle d’annexion ou de partition du pays, et c’est la question de l’indépendance et de la libre décision qui reste en suspens. À la souveraineté équivaut aujourd’hui l’indépendance et la libre décision. »

Aucune souveraineté
n’est relative
Et M. Maïla de poursuivre : « Il existe un courant représenté par le patriarche maronite qui réclame le retrait syrien du Liban et la fin de l’influence syrienne sur les affaires politiques libanaises, affirmant que seuls deux États souverains peuvent signer des accords de coopération. Il existe une deuxième tendance, toutes confessions confondues, qui dit : “Nous nous trouvons dans une nouvelle situation, dans le cadre de laquelle la coopération avec la Syrie s’impose et se fait au bénéfice des deux États dans un contexte de complémentarité. Il ne s’agit plus de poser le problème en termes d’indépendance mais de complémentarité. Nous sommes condamnés à vivre ensemble et à coexister”.
Par ailleurs, il ne faut pas tomber dans le panneau mis en avant par les prosyriens et selon lequel, à l’ère de la mondialisation, la notion de souveraineté est de toute manière relative. La notion de souveraineté n’est pas relative, mais absolue. Un État est souverain ou ne l’est pas. Il n’y a pas de demi-souveraineté. Mais, à partir de la souveraineté, on peut engager librement cette dernière ou l’autolimiter ».
Avec Taëf, les députés libanais ont-ils décidé de s’autolimiter ?
« Non, je crois à la bonne foi des députés libanais et du patriarche. Le texte de l’accord affirme que le Liban redeviendra un pays souverain, libre et indépendant. Taëf visait à la restauration de l’État libanais et prévoit le retrait syrien du Liban, et ce malgré toutes les critiques que l’on puisse en faire. La finalité de l’accord, c’est l’indépendance, conformément au texte. Mais le problème, la contradiction structurelle de Taëf, c’est qu’il lie l’indépendance à la présence et à l’aide d’une force externe. En d’autres termes, nous sommes sortis des fondements du pacte de 1943 et de la “double négation”. La dialectique de Taëf est pernicieuse parce qu’elle lie l’entente interlibanaise à une entente libano-syrienne, d’où une négation de la souveraineté. Ce n’est plus un pacte à deux, mais à trois, et certainement pas un pacte d’indépendance nationale. Nous sommes au cœur du schéma hobbésien, parce que la troisième partie, le Léviathan syrien, n’est pas liée au pacte. Les deux parties libanaises abandonnent leur souveraineté pour la confier à une troisième qui n’a rien demandé en principe, mais qui a le droit de tout exiger en retour. Cette troisième partie, Damas en l’occurrence, n’a pas signé l’accord de Taëf. Le problème qui se pose à partir de là est le suivant : Peut-on confier la restauration d’une démocratie à une dictature ? Je me demande dans quelle mesure une complémentarité entre un régime libéral et un régime socialiste, entre une démocratie et un régime de parti unique, peut exister. Il faudrait que les États aient au moins une certaine cohérence constitutionnelle et politique. »

Éléments de solution
Quelles solutions à l’inexistence de l’indépendance libanaise ?
« Dans l’état actuel des choses, il existe deux solutions : la première option serait de négocier avec la Syrie – et je ne vois pas pourquoi Damas négocierait avec nous, dans le sens où le Liban n’est qu’un élément-objet de la négociation, et pas une partie avec laquelle on négocie. La deuxième option voudrait que toutes les solutions pour autonomiser la solution de la crise libanaise – accord du 17 mai d’une part, l’option souverainiste pure et le sursaut aouniste de l’autre – aient échoué. Nous sommes aujourd’hui un État lié dans la négociation avec les autres. Il convient, autant que possible, de passer ce cap difficile où nous ne pouvons pas obtenir une solution pour nous-mêmes et par nous-mêmes. Nous sommes un peu tributaires d’une solution régionale. Sauf si, bien entendu, les Libanais veulent s’unir dans un projet commun, se définir de manière autonome, libre et indépendante, s’entendre sur le rejet de toute influence externe, pour pouvoir bâtir un véritable État. Mais il semble qu’ils n’en sont pas là ».
Un message à adresser aux jeunes, concernant le sens à donner à leur engagement, par exemple ?
« Un pays ne se sauve que par lui-même. Le contexte favorise, mais il faut qu’il y ait une volonté de s’unir pour s’en sortir. La politique, c’est aussi la synergie des volontés, le fait de la multitude. L’entente est nécessaire. Il ne faut pas qu’elle soit unanimiste. Dans les démocraties, il y a un élément qui permet la diversité, la contradiction et le particularisme des opinions : c’est le débat critique. Nous avons peur du débat, parce qu’après une période de débat sauvage, nous avons assimilé une culture autoritaire, celle des régimes qui nous entourent, et notamment de la Syrie : une culture de servitude. Il est désolant d’entendre ce discours politicien selon lequel seul un pays qui parle d’une seule voix est uni. Ce n’est pas vrai. Dans les démocraties, à côté du pluralisme du débat, il y a un autre pôle qui fait l’unité du pays, c’est la citoyenneté, ou l’acceptation de vivre dans un État selon la loi et le droit, et d’avoir une allégeance à un seul État. Puis, par suite, de mener, dans le cadre juridique, constitutionnel et politique de la citoyenneté, tous les débats démocratiques, qui sont du fait même pluralistes », répond-il. Et M. Maïla de conclure : « Je crois que les jeunes Libanais devraient se polariser sur l’idée d’une citoyenneté unique, non communautaire, fondée sur la règle de droit. Nous aurons un cadre régulateur, le droit. Et c’est cette culture de la citoyenneté et des droits de l’homme qui pourra peut-être rétablir la culture de l’indépendance. Il faut agir : l’histoire pourra peut-être nous trouver des circonstances atténuantes, mais elle ne nous pardonnera jamais notre passivité et notre silence. »
À la fin de l’année 1983, Joseph Maïla – à l’époque vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Saint-Joseph (USJ) où il était enseignant à la faculté de sciences politiques – avait fait, dans un article intitulé « Les aventures de la souveraineté », publié dans « L’Orient-Le Jour », une étude consacrée à ce concept. M....