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Interview - « Les leaders musulmans assument la responsabilité du coup d’État contre Taëf, en 1992 », estime le professeur à l’USJ Saoud el-Maoula : L’opposition nationale est sur le point d’émerger(photo)

Ce qui frappe avant tout chez Saoud el-Maoula, c’est son humilité et sa décence dans ses opinions et ses analyses politiques. Il se dégage des propos de M. Maoula, professeur à l’institut d’études islamo-chrétiennes de l’Université Saint-Joseph et longtemps l’un des piliers du comité national de dialogue islamo-chrétien, une honnêteté intellectuelle et académique, un courage et une force tranquille et bien dosée.

Saoud el-Maoula, qui fait ses premiers pas dans l’opposition, pense qu’« il existe une possibilité aujourd’hui de voir émerger une opposition nationale, notamment dans les milieux musulmans ». Selon lui, il s’est produit, lors des législatives de 1992, un coup d’État contre l’accord de Taëf, dont les leaders musulmans assument la pleine responsabilité : « Taëf a “chargé” les musulmans d’appliquer la nouvelle formule libanaise. Ils assumaient donc une responsabilité majeure et ont participé à ce coup d’État. La majorité d’entre eux a commencé par refuser de participer aux élections, mais ils ont subitement changé d’avis – malgré le boycott des milieux chrétiens et de certains leaders musulmans tels que Saëb Salam – en raison de la situation régionale de l’époque. Les Syriens, soutenus par l’Arabie saoudite et l’Égypte, ont voulu profiter des changements arabes et internationaux pour exécuter Taëf à leur guise. Ces leaders musulmans ont pensé que cela leur apporterait le pouvoir, qu’ils tenaient enfin leur vengeance politique en main contre les tenants de la formule de 1943, les élites politiques chrétiennes et musulmanes », estime-t-il.
En d’autres termes, 1992 marque un tournant, dans le sens où il se produit « un coup d’État contre la formule libanaise consensuelle de 1943, reformulée par Taëf, affirme Saoud el-Maoula, contrairement aux thèses du pouvoir, c’est l’opposition aux législatives de 1992 qui était légitime ». « À partir de cette date, il y a eu une volonté de créer un pouvoir de fait contre lequel personne n’a plus eu le droit de s’opposer, au risque d’être accusé de fomenter un coup d’État ou de pactiser avec l’ennemi », indique-t-il.

Des dirigeants condamnés
à partir
Aujourd’hui, la situation régionale et internationale a changé, note M. Maoula : « Les dirigeants, qui ont pris le pouvoir en profitant des circonstances régionales de l’époque, sont condamnés à partir. Et c’est précisément parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent plus rester au pouvoir qu’ils manœuvrent sans cesse, cherchant à remplir leurs comptes en banque sans prendre en considération les intérêts du pays. »
« Depuis l’appel des évêques maronites en septembre 2000, nous assistons à une montée de l’opposition : les musulmans ne craignent plus de dire, aujourd’hui, qu’ils doivent faire partie de l’opposition nationale démocratique pour un changement. Nous avons appelé toutes les forces chrétiennes et musulmanes à se rassembler au sein de cette opposition », poursuit-il. « Si une telle opposition n’a pu voir le jour jusqu’à présent, c’est en raison des sensibilités individuelles qui ont empêché le rapprochement entre les opposants, même les musulmans entre eux. Par ailleurs, l’opposition musulmane était trop concernée par sa part au sein du pouvoir et sa relation avec la Syrie et le président Émile Lahoud. Par conséquent, elle a été incapable d’aller dans le sens d’une opposition nationale », souligne M. Maoula.
« Les élites politiques et les intellectuels musulmans ont eux aussi été monopolisés par le pouvoir : le mouvement Amal et le Hezbollah au niveau chiite, la force politico-financière de Rafic Hariri au niveau sunnite. Mais Amal et le Hezbollah n’ont pas réussi à monopoliser la scène politique et à s’accaparer totalement la société civile », dit-il.

Schizophrénie chiite
N’existe-t-il pas une certaine schizophrénie chez les chiites, incarnée par le Hezbollah par exemple, qui veut en même temps être au pouvoir et hors du pouvoir ? « Au niveau musulman, et plus précisément chiite, le raisonnement suivant a été fait : nous sommes au pouvoir et nous devons préserver notre part du gâteau après de longues années de marginalisation. Il y a eu ensuite l’apparition de ce discours idéologique avec la révolution iranienne, fondé sur la justice sociale, les opprimés et la lutte anti-impérialiste et antisioniste, qui a fait la force du Hezbollah. Or celui-ci est pris à son propre piège : il fait partie du pouvoir politique, dont il est le principal bénéficiaire, surtout depuis que le président Lahoud est à la tête de l’État. Il mène une politique opportuniste, cherchant à renforcer ses positions sans donner de concessions à la société libanaise : il fait des concessions aux Syriens, aux Américains, aux Iraniens, mais jamais aux Libanais, au lieu de renforcer sa position au plan interne en cas de changement régional. Le problème du pouvoir, et plus précisément d’Amal, du Hezbollah et de MM. Hariri et Joumblatt, c’est qu’ils pensent pouvoir se maintenir par la force, loin du consensus et de l’esprit du pacte libanais. Mais ils commencent à prendre conscience qu’il y a eu un changement, et qu’il faut désormais se protéger et établir des contacts avec les chrétiens », répond-il.
Selon Saoud el-Maoula, il existe chez les musulmans « deux courants aux prises l’un avec l’autre : le courant libanais, qui appelle à l’intégration totale à la formule libanaise et au respect du pacte national de coexistence, et qui en a parfois payé le prix, à travers des hommes tels que Riad el-Solh, Moussa Sadr, Mohammed Mehdi Chamseddine, Hassan Khaled, Sobhi Saleh et même Kamal Joumblatt, et l’autre courant, qui est actuellement au pouvoir et qui joue un double jeu. Ce dernier respecte l’esprit consensuel quand il est faible et tente par ailleurs, dès qu’il le peut, d’opérer un coup de force en prenant appui sur les forces extérieures : l’Iran, la Syrie, les Palestiniens... Même les chrétiens ont essayé cela avec les Israéliens. Il y a toujours ce sentiment d’insécurité chez les communautés, ce complexe communautaire qui pousse chacune d’elle à se replier sur elle-même et à regarder du côté de l’étranger. Taëf devait mettre fin à cette situation. Malheureusement, ce sont les leaders au pouvoir, depuis 1992, et surtout les leaders musulmans, qui sont responsables de la perpétuation de ce sentiment d’insécurité au sein de leur communauté. Si on ne respecte pas les valeurs de justice, d’égalité, de démocratie consensuelle et les libertés, c’est le Liban qui disparaît. Aucune communauté ne peut appliquer son projet, au risque de se détruire et de détruire le Liban », précise-t-il.

L’identité, d’Amin Maalouf
à Chamseddine
Dans la rue chrétienne, il y a cette remarque qui revient souvent, sur le coup de la frustration : pourquoi n’y a-t-il pas de musulmans qui auraient l’audace de réclamer le retrait syrien du Liban ? Est-ce en raison d’une conception différente de la souveraineté ? Qu’en pense-t-il ?
« Il y a toujours eu deux tendances antinomiques, plusieurs mémoires collectives, mais jamais une seule mémoire nationale. Les martyrs du 6 mai de Jamal Pacha sont des traîtres pour certains. Or il faut tenter d’aboutir quand même à une mémoire collective de l’État-nation libanais, à partir de 1943 ou de Taëf. Il faut aussi faire un effort d’autocritique et de réflexion profonde pour purifier nos mémoires collectives, tout en les respectant. À travers le synode, l’Exhortation apostolique et le dernier conclave maronite, il y a eu une réflexion profonde au niveau chrétien. Parce que les chrétiens ont été évincés du pouvoir, ils ont pu faire leur autocritique. Au niveau musulman, cela ne s’est pas produit : il y a eu cette idée selon laquelle c’est le vaincu qui doit faire son autocritique, et pas le vainqueur, idée qui existe aussi chez les chrétiens prosyriens et qui va à l’encontre des principes de Taëf. »
Dans l’esprit de Chamseddine, Saoud el-Maoula plaide en faveur de « la rationalisation des relations entre l’Occident et les arabo-musulmans », à travers des « compromis nationaux », à l’image de ceux que font les chiites partout dans le monde arabe. « Il faut réussir à rationaliser, au niveau sunnite et chiite, à travers le compromis suivant : rester musulman dans ses convictions et ses pratiques religieuses, mais aussi respecter les frontières et œuvrer pour l’intégration de tous les musulmans dans leur milieu national. Or cette évolution vers le national est en train de se produire, chez les musulmans : l’identité n’est plus une, statique, idéologique. Elle est à la fois arabe, nationale, communautaire... », dit-il, en faisant référence à Amin Maalouf, à cheikh Chamseddine et à certains réformistes en Égypte, au Soudan et en Tunisie.
Et de poursuivre : « Les musulmans ont toujours perçu l’appel au retrait des Palestiniens, et maintenant des Syriens, comme ayant deux interfaces : rendre service à l’étranger et modifier l’équilibre des forces au plan interne. Et ce sont les élites au pouvoir qui entretiennent cette idée. À partir du moment où les musulmans comprendront que les chrétiens ne cherchent pas à modifier l’équilibre des forces, mais à appliquer l’accord de Taëf et à consolider le consensus interne, cet appel au retrait des forces syriennes entrera dans un cadre national. »
Pour l’avenir immédiat, il convient, selon lui, de « trouver les moyens de mobiliser les Libanais sur l’idée de préserver le Liban en créant une nouvelle élite politique, à travers la formation d’une vaste coalition islamo-chrétienne sur les bases de l’application de Taëf, et en vue d’un changement aux prochaines élections municipales, législatives, et présidentielle : en pratique, les rencontres se multiplient au niveau de l’opposition, entre Kornet Chehwane, le Forum démocratique et certains opposants. Nous avons récemment formé un comité de 16 membres, huit chrétiens et huit musulmans, dans le but de former un front islamo-chrétien, qui soit ouvert à la société civile. Le Liban ne peut plus attendre ».

Michel HAJJI GEORGIOU
Ce qui frappe avant tout chez Saoud el-Maoula, c’est son humilité et sa décence dans ses opinions et ses analyses politiques. Il se dégage des propos de M. Maoula, professeur à l’institut d’études islamo-chrétiennes de l’Université Saint-Joseph et longtemps l’un des piliers du comité national de dialogue islamo-chrétien, une honnêteté intellectuelle et académique,...