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JEUNE SCÈNE MUSICALE Sharif Sehnaoui : du jazz à l’improvisation, comment jouer les idées ? (photo)

Sharif Sehnaoui, depuis Paris où il est installé, a disséminé un élément étrange dans la vie musicale de Beyrouth, où il revient une ou deux fois par an : la musique improvisée libre. Avec une minuscule poignée d’instrumentistes qui, comme lui, voulaient entendre et surtout jouer autre chose – radicalement –, ce guitariste perfectionniste, fasciné par les recherches extrêmes de John Coltrane, a créé en 2001 « Irtijal », un festival entièrement dédié à ce genre.
Tout a commencé quand... «J’ai fait une distinction entre la musique et la chanson. Ça peut sembler banal et évident mais c’est loin d’être le cas. Quand on est jeune – et c’est vrai pour quasiment tout le monde – on nous met de la “musique ”, mais en fait c’est de la chanson qu’on écoute. L’identification de ces deux domaines artistiques est un phénomène assez répandu de la civilisation contemporaine et on entendra rarement quelqu’un dire : “ J’écoute de la chanson”. Il y a bien sûr de la musique dans la chanson, mais ce n’est pas le propos principal, et elle est souvent là pour accompagner le texte, le décorer, l’embellir ou soutenir le chant. J’ai donc principalement écouté les sections proprement musicales des chansons des grands groupes de rock ou de blues comme Led Zeppelin, The Doors ou encore John Mayall, Jethro Tull ou Jimi Hendrix. Les liens et les influences des jazzmen sur la plupart des ces artistes – de Miles Davis et John Coltrane à Rahsaan Roland Kirk et Peter Brotzmann – m’ont tourné vers le jazz, dans lequel je trouvais enfin une pratique où la musique était le propos unique. Alors qu’avant je me contentais de quelques morceaux blues appris par-ci par-là, le jazz me donnait enfin envie d’apprendre et de jouer, et ce à un haut niveau. Avec le jazz j’ai découvert aussi cet élément fondamental, rare dans le classique, qui m’a d’emblée fasciné : l’improvisation. Je passais alors du jazz au free jazz puis finalement à l’improvisation libre, dite non idiomatique, qui est aujourd’hui mon propos. »

Les premières influences
« John Coltrane a été décisif dans mon évolution musicale. Pour ceux qui connaissent bien l’intégralité de son œuvre musicale, cela peut paraître évident. Il m’avait déjà beaucoup influencé à travers l’évolution de son jeu de l’album Coltrane jusqu’à My Favorite Things ou Olé. Dans mon école, on faisait souvent des écoutes comparées du travail de Coltrane et de Wayne Shorter dans le quintet puis le quartette de Miles, et sur les mêmes morceaux (comme So What ?). La différence était fascinante, il y avait quelque chose d’indéfinissable pour moi dans ce que Coltrane tentait de faire en permanence, et sans nécessairement y parvenir, et le jeu propre et léché de Shorter. En continuant dans sa chronologie, on arrive à sa période free jazz. En écoutant des disques comme Ascencion ou Meditations, j’étais secoué – comme l’ensemble du monde de la musique à l’époque : comment le prodige du jazz, seul saxophoniste à avoir été élu deux fois meilleur jazzman de l’année par le magazine Downbeat, en venait-il à jouer cette musique avec tous ces jeunes musiciens totalement inconnus alors – Pharoah Sanders, Archie Shepp, Marion Brown, John Tchicai, Rashied Ali, etc. – et avec tous des jeux et des sonorités toujours plus aventureux ? Son public l’avait alors déserté, mais il a persévéré jusqu’à sa mort en disant que le nombre n’était pas aussi important que la qualité d’écoute. Un jour, vers 1960, il a posé la question suivante à Ornette Coleman : “ Comment jouer les idées directement, sans passer par la note ? ”, donc sans passer par les soucis mélodiques, harmoniques et rythmiques habituels du jazz. Ce “Comment jouer les idées ? ” a été d’une grande importance pour ma pensée sonore. Par la suite, il y a eu Peter Brotzmann, Barry Guy puis surtout Evan Parker, qui sont parmi les pionniers de l’improvisation libre européenne. Avec Keith Rowe et Fred Frith pour l’approche de la guitare. »
La première guitare : « Une acoustique classique dont je ne me rappelle pas la marque, mais ça n’a aucune importance.»

Les premières
collaborations
« Au début, je jouais principalement avec deux personnes, et dans différents contextes: Christine Sehnaoui et Mazen Kerbaj. On était ensemble dans une phase de dur apprentissage. Comment improviser librement? Et surtout comment improviser ensemble? En ce sens, mes premières collaborations avec des artistes français m’ont été très bénéfiques pour accumuler une plus vaste expérience de jeux, de différents contextes, styles, etc. Je jouais du free jazz avec Théo Jarrier, un critique qui joue aussi de la batterie. Je travaillais souvent avec Alexandre Bellenger, qui manipulait toutes sortes de machines électroniques, platines et synthétiseur analogique, c’était pour moi des dimensions du son totalement nouvelles. Il y a eu par la suite ma rencontre avec le saxophoniste soprano Stéphane Rives, qui commençait à développer à l’époque les sonorités uniques qui sont les siennes aujourd’hui. Je sentais qu’il me fallait élever constamment mon niveau pour jouer avec lui, il avait une approche de l’instrument et une logique du placement en tant que saxophoniste qui me fascinaient sans que je puisse les saisir. J’ai pu aussi collaborer très tôt avec Thierry Madiot, à travers mon travail avec l’association Topophonie. Thierry fait partie d’une plus vieille génération d’improvisateurs, au sein de laquelle il s’était distingué par sa pensée artistique dépassant le domaine stricte de la musique (avec Topophonie mais surtout avec In-ouir, qui a donné une performance au festival Irtijal cet été).»
L’écriture et/ou la musique improvisée libre : « Même s’il y a beaucoup d’interactions entre les deux, ces deux pratiques s’opposent traditionnellement. D’une part, on prédétermine le son que le musicien ne fait plus que répéter, représenter, ou au mieux réinterpréter, et il est alors un acteur/exécutant. D’autre part, le musicien improvise sans écriture préalable, et il est de ce fait pleinement acteur du son qui est produit. D’où le fait que certaines personnes parlent d’improvisation en termes de musique vivante, par opposition à la musique écrite, qui est figée pour être reproduite, alors qu’il est impossible de reproduire une improvisation hors du moment de sa création. Pour moi, l’appellation “improvisation libre” est simplement un terme générique pour regrouper un grand nombre de pratiques, d’approches et d’individualités différentes, et surtout pour distinguer ces approches des musiques écrites qui déterminent le son. Le “libre” montre que rien n’est déterminé d’avance. Mais en réalité ce mot est trop ambitieux, et personne n’est absolument “libre”. En réalité, les sons d’un improvisateur sont fortement déterminés par tout un travail mnémonique et empirique du son, qu’il vit comme une expérience quasi permanente, un travail qui dure de longues années et qui ne finit jamais, et il est rare de faire quelque chose de complètement nouveau et créé sur l’instant, même s’il est à mon avis souvent possible de s’en approcher.»
Les projets : « Avec Le Moulin, le nom de l’association libanaise pour l’improvisation, nous envisageons une prochaine édition des Spring Meetings, qui seront axés sur la pédagogie de l’improvisation et Irtijal pour l’été 2004. Nous allons aussi publier un disque des meilleurs moments d’Irtijal 2003. À Paris, nous commençons la deuxième saison d’un orchestre, Ivraie, composé d’une vingtaine de musiciens en résidence aux Instants Chavirés de Montreuil. Il y aura aussi des concerts avec Stéphane Rives, Yamauchi Katsura ou Christine Sehnaoui à Paris et à Montreuil, une tournée en Europe centrale prévue pour janvier 2004, avec Mazen Kerbaj et les musiciens autrichiens Franz Hautzinger et Helge Hinterregger. Beaucoup de projets peuvent naître à tout moment, au hasard des rencontres, des interactions et des affinités.»

Diala GEMAYEL
Sharif Sehnaoui, depuis Paris où il est installé, a disséminé un élément étrange dans la vie musicale de Beyrouth, où il revient une ou deux fois par an : la musique improvisée libre. Avec une minuscule poignée d’instrumentistes qui, comme lui, voulaient entendre et surtout jouer autre chose – radicalement –, ce guitariste perfectionniste, fasciné par les recherches...