Le point capital, cependant, est que le Libanais, pris en bloc, n’est ni un bon producteur, ni un gestionnaire averti. Il est traditionnellement commerçant, entendre négociant. Un courtier en somme. Avide d’engranger des commissions. Un petit exemple plutôt amusant (mais on en rit jaune) : récemment un riche Saoudien s’est laissé tenter par une pièce d’antiquité rare, dont on lui a présenté une photo. Mais entre lui et le vendeur, il y avait une chaîne de quatre intermédiaires ! Découragées, les deux parties principales, invitées à verser conjointement de substantielles commissions, ont renoncé à la transaction. Ce qui démontre, en passant, que les temps ne sont pas propices aux services, qui sont notre principale armature économique. Cela étant, l’art de négocier dans lequel nous sommes passés maîtres nous permet quand même de garder la tête hors de l’eau, là où d’autres, comme l’Argentine, ont facilement coulé. Paris II en est d’ailleurs l’illustration la plus marquante. Et dans ce contexte, il est probable que personne, jamais, n’arrivera à nous mettre le couteau sur la gorge, pour nous faire rendre gorge. Les trente-cinq milliards que nous devons sont une somme trop énorme, à tout prendre, pour qu’on nous mette en faillite. Il y a quand même danger. À cause d’une fâcheuse tendance à un optimisme déraisonnable. Le même qui anime ces flambeurs qui s’endettent, s’endettent encore, en se disant so far so good, demain je verrai. Et qui finissent par croupir en prison. Quand ils ne se sont pas jetés du haut du rocher de Raouché.
L’autre handicap national est que le domaine des écritures nous semble irréel, sans effet concret sur notre vie. Indiquer aux Libanais qu’ils doivent effectivement, à la naissance, quelque 11 000 dollars par tête de pipe, s’apparente pour eux à une plaisanterie douteuse. Ils ne savent pas trop ce qu’aller à la source signifie en termes comptables. En réalité, nous sommes plus forts en addition qu’en soustraction. Pour nous, l’argent est ce qu’on peut toucher du doigt, immédiatement. C’est bien pourquoi nous sommes bien meilleurs débiteurs que payeurs. En France, mais aussi dans cette Suisse à laquelle on nous compare volontiers (bien à tort), le monde se lève et s’assied, comme le veut l’un de nos adages, dès que l’on parle de rogner les retraites. Ici, les salaires sont bloqués depuis sept ans sans que personne ne s’en émeuve : après tout ce ne sont que des signes arithmétiques sur des feuilles qu’on appelle fiches de paie. Pour que les travailleurs saisissent (façon de dire), et poussent les hauts cris, il faudrait qu’on les augmente et qu’ensuite on leur demande de repayer. Une idée que, certainement, le patronat (avec à sa tête l’État, le plus grand employeur du pays) n’aura jamais. À tout seigneur, tout honneur. Reste le politique. On a tout détaillé des effets pervers, hautement nocifs, des tiraillements entre dirigeants sur les finances et l’économie nationales. Les organismes économiques, mais aussi la Banque centrale (et souvent, comble du paradoxe ou de l’inconscience, les gouvernants eux-mêmes) tirent régulièrement la sonnette d’alarme à ce propos.
Mais il n’y a pas que cela. Aussi graves, sinon plus, sont les dérives de fond, dont toutes les composantes du système se partagent la responsabilité. C’est la ligne suivie qui rend le Liban faible et l’empêche de se remettre sur ses pieds. Économiquement. Ainsi, pour se référer à la plus brûlante actualité, une question vient à l’esprit : est-ce qu’il y a un élément nouveau, dans le fracassant cas Aoun ? Politiquement, c’est certain. Mais judiciairement, rien. Alors, pourquoi la justice parle-t-elle ? L’on a bien raison de dénoncer l’immixtion de la politique dans le domaine judiciaire. Faut-il nécessairement, pour équilibrer la balance (de Thémis), accepter l’inverse ?
Jean ISSA
*De Christian de Chalonge, 1978, avec Trintignant, Serrault, Brasseur, Deneuve.
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