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CONSEIL DES MINISTRES - Le recours à la Constitution : arbitre insoupçonnable ou arme fatale ? L’Exécutif aura au moins réussi à imprimer et distribuer un ordre du jour

C’est un comble. Encore une fois, les ténors sont applaudis parce qu’ils se raclent la gorge avant que de se mettre à chanter. En arriver à se réjouir parce qu’un ordre du jour du Conseil des ministres a réussi à être imprimé puis distribué est bien une nouvelle preuve (mais qui a encore besoin de preuves ?) que la vie politique libanaise a atteint des climax de dégénérescence – et d’absurde. Et que les dirigeants libanais ne sont plus à une indécence près persuadés qu’ils sont, désormais, que le ridicule, l’inconscience, l’irresponsabilité et le travail de sape exercé au quotidien contre un pays qu’ils ont sclérosé ne tuent plus.
Le temps est donc aux (certes très relatives) réjouissances : l’ordre du jour du Conseil des ministres de mardi comporte quarante-quatre points, plus ou moins ordinaires, et cinq autres nettement plus litigieux. Les Trente devront ainsi se mettre d’accord, d’abord, sur les nominations au sein de la Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS). Il s’agit des points 4, 5 et 6 de l’ordre du jour, et plus particulièrement de la désignation du président de la commission technique de cette Caisse. Les Trente feraient bien de se souvenir du (trop) regrettable incident entre les équipes de basket-ball de La Sagesse et du Club sportif lors de la finale du championnat du Liban, pour ne pas trop tergiverser sur la confession (Émile Lahoud veut un maronite, Rafic Hariri un sunnite) de ce futur président. Qu’ils privilégient, pour une fois, la compétence.
Deuxième dossier : le vingtième point de l’ordre du jour. Une demande du ministère des Finances pour que le ministre de l’Économie et du Commerce soit désigné vice-gouverneur auprès de la Banque mondiale et gouverneur au sein du MIGA, une institution monétaire dépendant de la BM. Où l’on se souvient qu’il y a une semaine, le ministre d’État chargé de la Réforme administrative, Karim Pakradouni (proche de Lahoud et un des protégés de Damas), avait provoqué la fureur du joumblatto-haririen ministre de l’Économie, Marwan Hamadé, et fait se terminer en queue de poisson un Conseil des ministres pourtant sauvé des eaux par le maître de Anjar lui-même, Rustom Ghazalé. Tout cela en sortant de son chapeau un décret de 1990 en totale contradiction avec des us vieux de treize ans et qui veulent que ce soit le ministre de l’Économie qui représente le Liban dans les institutions monétaires internationales. Les Trente arriveront-ils à se détacher du sempiternel conflit Lahoud-Hariri ? Dans ce cas-là, ils n’auront qu’à garder les (finalement bonnes vieilles) habitudes et à faire confiance aux compétences connues de Marwan Hamadé, en amendant ce décret que le trop zélé ou trop manipulé chef des Kataëb a brandi, ou alors à l’appliquer stricto sensu, et pour tout le monde.
Troisième dossier : l’incontournable téléphonie mobile, qui fâche depuis deux ans les haririens avec l’infatigable (et lahoudien) ministre des Télécommunications, Jean-Louis Cardahi. Les Trente devront statuer sur les avis du Conseil d’État et de la Cour des comptes, se dépêcher pour que la protection du « pétrole du Liban » soit la plus optimale et faire en sorte de paver la voie, intelligemment, aux autres privatisations à venir – électricité, eau, etc.
Le quatrième dossier (dix-huitième point de l’ordre du jour) porte lui aussi sur un sujet particulièrement chaud, avec des relents de confessionnalisme en toile de fond : les expropriations visant à la construction d’écoles. Des expropriations chères à Rafic Hariri qui, le 2 courant, s’était lancé dans un vibrant plaidoyer pro domo sur ses positions sur la question. Il s’agira mardi pour les Trente d’étudier le rapport du ministère des Finances sur le montant des indemnités et sur la demande d’émission de bons du Trésor afin de payer les compensations en question.
Cinquième sujet, et non des moindres : la situation de l’information en général, ainsi que l’étude du rapport des ministres Samaha (Information) et Obeid (Affaires étrangères) sur la chaîne de télévision la plus antiharirienne qui soit – la NTV. Qui avait « porté atteinte aux relations avec l’Arabie saoudite » en diffusant un documentaire sur l’état de l’opposition dans le royaume wahhabite et qui avait été fermée sur ordre du Premier ministre, puis rouverte suite à une demande en ce sens du ministre Cardahi. Il serait d’ailleurs tout à fait normal et souhaitable – mais certes bien improbable – que les Trente examinent le cas de la MTV, prohibée depuis septembre dernier pour des raisons bassement politiques.
Sauf qu’entre la théorie et la pratique, entre ce qui devrait être fait et ce qui sera concrètement réalisé, entre l’ordre du jour et les débats à proprement parler, il y a bien souvent un désastreux fossé. Alimenté au quotidien par les rapports houleux qu’entretiennent les deux têtes de l’Exécutif, le chef de l’État et le Premier ministre. Ainsi, à l’heure où le premier affirme qu’il faut dépasser toutes ces petites querelles, à l’heure où le second déclare que les conflits entre la présidence de la République et celle du Conseil ne sont que pures « rumeurs », à l’heure où le n° 2 du gouvernement, Issam Farès, toujours en exil volontaire, assène qu’il ne reviendra pas sur la scène politique tant que le Conseil des ministres reste « marginalisé », force est de constater que la séance de mardi risque d’être un point d’inflexion, voire un tournant, dans la praxis politique de l’Exécutif.
Parce que, d’abord, la ligne de fracture entre les nos 1 et 3 de l’État a pris, depuis quelques jours, une toute autre dimension. Après l’antipathie et le mépris intrinsèques de l’un pour l’autre – qui ont commencé, peu avant la désignation d’Émile Lahoud, par le « over my dead body » de Rafic Hariri puis par la rancune tenace du locataire de Baabda qui n’a jamais porté dans son cœur le businessman saoudien – ; après le fameux lavage des cœurs qui a vite fait d’avorter sous les coups de boutoir des intérêts de l’un comme de l’autre ; après la politique du néant – consistant à occulter les vrais problèmes des Libanais et à se contenter d’expédier les affaires courantes – adoptée par l’un comme par l’autre ; après que les lieutenants respectifs des deux hommes eurent pris la relève en multipliant attaques, piques et autres lazzis contre ceux du camp d’en face, et après que (le pauvre) Rustom Ghazalé eut épuisé salive et énergie en tentatives de rabibochages plus ou moins fermes, Émile Lahoud et Rafic Hariri se sont aujourd’hui armés – croient-ils – jusqu’aux dents.
L’arme fatale s’appelle la Constitution. En gros, on recourrait – dans un pays qui s’est noyé dans une démocratie ultraconsensuelle – au sein du Conseil des ministres aux votes. Et tant pis pour Michel Pharaon qui a déclaré hier, comme bon nombre de Libanais d’ailleurs, qu’il était contre cette logique « du vainqueur et du vaincu », et qui a annoncé qu’il préférait de loin une entente Lahoud-Hariri « avant » chaque réunion. Sauf que l’ancien ministre semble avoir oublié une donne aujourd’hui incontournable elle aussi : Nabih Berry, qui dispose de six ministres dans ce nouveau cabinet dont il a précipité la formation.
Recourir à la Constitution pourrait être, effectivement, un moyen de réduire le fossé entre Émile Lahoud et Rafic Hariri. Sauf que ce choix-là implique une primauté totale de l’intérêt supérieur du pays, un esprit particulièrement sportif et une indépendance totale des votants. Épiloguer sur les deux premiers points entraînerait un trop facile procès d’intention. Quant à l’indépendance des votants, il s’agit bien évidemment que ceux-ci soient capables de refuser que Damas ne leur tire les oreilles ou ne leur impose telle ou telle décision. Ainsi, ce recours à la Constitution, qui a tout pour devenir un arbitre insoupçonnable, pourrait, tout aussi facilement, se transformer en étalage de muscles, en bras de fer, en jeux de massacre, en qui perd gagne, en ruine du pays.
Cela sans oublier la nouvelle donne introduite avant-hier par Walid Joumblatt, toujours aussi imprévisible a priori. Celui qui a toujours eu en horreur tant les vitres fumées et les pratiques dictatoriales chères à l’entourage du chef de l’État – ainsi que l’attirance de celui-ci pour ses tours d’ivoire –, que les options économiques plus que libérales du Premier ministre, ainsi que ses silences boudeurs qui n’en pensent pas moins, avait toujours réussi à être équidistant de l’un comme de l’autre. Il y a deux jours, le chef du PSP a décidé de prendre le parti d’Émile Lahoud, en affirmant que Rafic Hariri s’était trompé et que ce dernier, à cause des torts qu’il a commis, l’avait « perdu » . Le tout agrémenté de reproches adressés – publiquement certes mais pas bien méchants – à Marwan Hamadé et Ghazi Aridi. Auxquels il a rappelé qu’ils se devaient, à l’intérieur du Conseil des ministres, de suivre ses directives.
Pour le député joumblattiste du Chouf, Alaeddine Terro, cette nouvelle position n’a rien de surprenant, mais est « le résultat de ses mises en garde répétées » du chef du PSP. Walid Joumblatt, a-t-il ajouté, « n’est pas lunatique, il observe les développements et les changements, et il est tout à fait naturel qu’il y réagisse ». Il n’empêche, au-delà du caractère visiblement conjoncturel de ce parti pris joumblattiste qui influera, inévitablement, sur le quotidien de l’Exécutif, il se pourrait que le seigneur de Moukhtara se soit laissé convaincre par ceux qui reprochent à Rafic Hariri sa volonté de stériliser la dernière partie du mandat Lahoud, ou par ceux qui accusent le Premier ministre de confessionnalisme exacerbé. Peut-être est-il simplement en train de faire comprendre au chef du gouvernement qu’il attend mieux, ou plus, de lui ; que ses options économiques sont devenues par trop inacceptables. Peut-être n’arrive-t-il pas à se décider entre sa raison et son cœur. Peut-être veut-il faire en sorte de contribuer à un départ précipité d’une équipe sur l’improductivité, la monochromie et l’inutilité de laquelle tout le monde est d’accord.
Ce serait, quelque part, bien dommage. Ce gouvernement-là, né de la panique bleue d’une Syrie aux portes de laquelle se massaient les chars et les avions US, ressemble bien à un baroud d’honneur, un peu désespéré, de Damas. Il serait donc fort souhaitable, pour l’opposition souverainiste, que ce gouvernement dure le plus longtemps possible. Au moins jusqu’à décembre. Il conforterait bon nombre de Libanais dans leur sentiment que l’omnipotence syrienne au Liban, la tutellisation de celui-ci sont en train d’user leurs dernières et ultimes munitions. Certes la période de transition est inévitable, mais le changement commence à être de plus en plus palpable.
En espérant juste que d’ici là, les élus ou les désignés libanais fassent le travail pour lequel ils sont, grassement, payés.

Ziyad MAKHOUL
C’est un comble. Encore une fois, les ténors sont applaudis parce qu’ils se raclent la gorge avant que de se mettre à chanter. En arriver à se réjouir parce qu’un ordre du jour du Conseil des ministres a réussi à être imprimé puis distribué est bien une nouvelle preuve (mais qui a encore besoin de preuves ?) que la vie politique libanaise a atteint des climax de...