Sur une scène érigée en aire de combat, avec pour tout décor des espaces géométriques suspendus dans le vide et une sorte de verre transparent où les deux actrices s’affrontent de part et d’autre, deux femmes livrent des secrets terribles et se livrent à des jeux dangereux. Madame est sortie, alors Claire et Solange, souillons appartenant à la catégorie des « putrides », partagent tour à tour le rôle de leur maîtresse. Imitation caricaturale, où transparaît toutefois le rapport ambigu de deux êtres rêvant une vie différente et sans nul doute meilleure. Mais en même temps, le voile se lève aussi sur un rapport humain fait de servitude, de domination, de désirs pervers, de tendresse diffuse. À sa création (en 1947), cette œuvre fut jugée outrancière et scandaleuse. Avec le laxisme actuel et le recul du temps (plus d’un demi-siècle déjà), les situations et les mots ont toujours prise sur le spectateur mais la part irrévérencieuse semble moins marquée.
Les deux jeunes actrices (Zei Khawli et Rayya Badran) font de leur mieux pour donner vie et crédibilité à ces deux bonnes, dont le jeu débouchera sérieusement et immanquablement sur la mort de l’une d’elles. Emphatique et « hystérisé », leur jeu atténue la force du verbe de Genet, déjà amoindri dans sa virulence par sa version anglaise et perdant ainsi beaucoup de sa beauté et de sa musicalité originelles. Représentation gardant un caractère de rituel (surtout avec les costumes), une sorte de cérémonie angoissante, un huis clos étouffant, une messe noire où toute lumière est bannie.
Théâtre du faux-semblant, de l’illusion, des fantasmes irréfutables, Les Bonnes est aussi une œuvre littéraire dense et riche, aux diaprures éminemment françaises, splendidement lyrique et d’un symbolisme souvent déroutant. Oscillant entre le scatologique et la préciosité, ce drame a des beautés littéraires infinies, qu’une fois de plus la langue anglaise ne traduit pas suffisamment ; pas plus d’ailleurs que les comédiennes (trop rapides dans leur débit et articulation forcée) ne donnent toute l’amplitude à la saveur et au vénéneux de la chair des mots.
Poésie à la fois lumineuse et sombre, personnages inquiétants et pris dans une spirale de folie lucide, situations renversant les données du monde et invitant à se réfugier dans l’isolement, Jean Genet, avec Les Bonnes (ou toute œuvre de son cru), captive (en toutes langues) le public qui reste médusé devant tous ces masques qui tombent.
Edgar DAVIDIAN
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