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Actualités

Le pluralisme culturel, un projet politique

par Abdou Diouf,
secrétaire général de l’Organisation
internationale de la francophonie

Les enjeux d’identité et de culture sont au cœur de la dynamique mondiale. La mondialisation n’entraîne pas seulement un accroissement des flux de marchandises. Elle transforme la façon dont nous nous représentons le monde, ses possibilités, les frontières, l’espace, le temps : elle structure les imaginaires. C’est un processus ambivalent. Il ouvre des possibilités inédites d’interactions enrichissantes entre les cultures en les rendant davantage présentes les unes aux autres ; il peut aussi accentuer les risques liés à des échanges qui seraient structurellement déséquilibrés. Il appartient au politique d’assumer cette dimension en introduisant les enjeux géoculturels dans la gouvernance globale sur le même pied que les enjeux géopolitiques et géoéconomiques.

C’est ce qu’ont voulu faire à Mexico au début d’avril les représentants d’aires linguistico-culturelles – Ibéro-Amérique, Arabophonie, Francophonie – et ceux d’organisations internationales réunis autour du thème « Coopération, diversité et paix ». Nous sommes convenus que le pluralisme culturel doit être un projet politique qui constitue l’un des fondements de la paix et l’un des moyens de maîtriser la mondialisation. Nous avons décidé d’en faire le cœur d’un engagement résolu et d’une action commune.

À cet égard, l’évolution récente des médias globaux qui constituent le principal vecteur de la mondialisation des flux culturels comporte deux conséquences de portée considérable.

En premier lieu, à travers les médias, la logique industrielle tend à s’imposer à la culture et à privilégier la rentabilité en réduisant la sphère culturelle à un marché que la libéralisation ouvre à ceux qui sont en mesure de l’exploiter. Nombreuses sont les sociétés dont les cultures n’ont pas les moyens d’être présentes, non pas comme objets de curiosité passagère, mais en acteurs dynamiques dans les circuits de production et de distribution de la sphère médiatique globalisée. Elles peuvent s’estimer ainsi privées d’un instrument fondamental de leur développement dans le contexte actuel.
L’industrialisation de la culture comporte une deuxième conséquence. À travers les industries de l’information et du divertissement, se développent entre les sociétés et les cultures des interactions dont l’impact tend à dépasser celui des relations de voisinage. Une question suffit à illustrer la portée de ce phénomène inédit dans l’histoire de l’humanité : d’où viennent aujourd’hui les héros, les valeurs, les rêves, la vision du monde des jeunes à travers le monde : du contexte socioculturel local ou du modèle consumériste véhiculé par les forces marchandes des médias globaux ? On peut s’interroger sur la cohésion sociale des sociétés où l’imaginaire des jeunes se construit dans le rêve d’un mode de vie consumériste que la planète ne pourrait s’offrir sans exploser.
Chaque société tient à sa sécurité physique. Elle a besoin aussi de voir sa culture connue et reconnue par les autres égale en dignité sinon en moyens. La menace n’est pas seulement celle du darwinisme culturel que peuvent redouter les sociétés dont les écrans offrent moins de 10 % de productions locales, elle peut s’exprimer aussi, y compris dans les sociétés développées, dans la spirale de l’ignorance de l’autre qui alimente la peur dont se nourrit l’instinct de guerre. La sécurité culturelle ne peut plus être assurée en s’enfermant dans un espace national même si la nation continuera à représenter le foyer central pour faire société. Elle doit être fondée sur le principe de sociétés ouvertes dans un cadre d’interactions assurant aux rapports entre les sociétés et les cultures les conditions acceptables de réciprocité. Les enjeux culturels ne peuvent être réduits à leur volet industriel ou économique, ils ont désormais une dimension globale et stratégique que le politique doit traiter comme telle.
À Mexico, nous avons élargi l’appui au projet de Convention sur la diversité culturelle que plusieurs pays de divers espaces linguistiques souhaitent voir examiné par la prochaine conférence générale de l’Unesco. Le pluralisme culturel passe notamment par le droit des États d’adopter leurs politiques culturelles nationales indépendamment de la libéralisation des échanges économiques. Mais puisque, à l’échelle globale, les interactions entre les sociétés et les cultures ne concernent pas seulement les États, le pluralisme culturel ne peut être assuré par la seule régulation. Voilà pourquoi nous voulons en même temps aller plus loin.
La culture n’est pas une « donnée » de la nature, une sorte d’entité réifiée qu’on pourrait protéger en la mettant sous vide, elle est le produit de l’esprit humain, de choix individuels et collectifs constants. Elle se construit constamment dans l’interaction qui différencie en même temps qu’elle crée les conditions de l’échange avec les autres. Le résultat des interactions peut être positif mais il peut aussi devenir conflictuel. Aucune culture ne peut se figer ou se fermer sans disparaître. Mais aucune interaction ne peut être positive et satisfaisante si elle se déroule dans des conditions d’inégalités trop marquées ou sous le contrôle des plus puissants : en matière de culture, l’ouverture est indissociable d’une réciprocité minimale effective. Il appartient au politique d’actualiser constamment le cadre de ces interactions.
Ce projet politique, c’est celui du pluralisme culturel. Sans ignorer les rapports de forces que n’excluent jamais les relations humaines, il a pour objectif de les discipliner et de les ordonner en définissant les conditions d’interactions équilibrées entre les sociétés et les cultures compte tenu notamment du rôle et du poids des médias globaux. Il s’agit de défendre l’ouverture maîtrisée, le droit de pouvoir, dans le respect de valeurs fondamentales soumises à la pensée critique et dans le respect des autres, exercer ses choix individuels et collectifs dans des conditions suffisantes d’autonomie, sans contraintes ou conditionnements extérieurs déterminants, y compris pour la production et l’échange de ses diverses formes d’expression culturelle. Dans ce projet politique, les aires linguistico-culturelles ont un rôle-clé à jouer comme acteurs à part entière du monde politique.
Nous avons donc décidé d’appuyer la mise en route d’un forum permanent de concertation sur le pluralisme culturel en tirant parti de l’expérimentation menée avec l’association PlanetAgora suite aux décisions de la conférence des ministres francophones de la Culture à Cotonou et du sommet tenu à Beyrouth en octobre 2002. Ce forum veut favoriser un dialogue entre tous les acteurs concernés par ces enjeux : pouvoirs publics et organisations internationales, acteurs de la sphère culturelle, entreprises, experts.
Ses débats, menés à la fois sur Internet et en articulation avec certains événements internationaux, vont contribuer à actualiser la problématique des enjeux géoculturels, à formuler des propositions et à susciter une mobilisation qui aidera les décideurs à relever les défis communs. Ainsi pourraient se préciser les fondements d’un régime spécifique adapté aux échanges interculturels, voire l’idée d’un Conseil mondial des cultures, évoquée à Mexico. Nous pouvons espérer opposer à la perspective redoutable des chocs de civilisations celle d’une mondialisation maîtrisée où le pluralisme culturel, assumé politiquement, constituera l’un des fondements d’un monde multipolaire et interdépendant. À chacun d’y participer pour assumer sa responsabilité de citoyen du monde.
par Abdou Diouf, secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonieLes enjeux d’identité et de culture sont au cœur de la dynamique mondiale. La mondialisation n’entraîne pas seulement un accroissement des flux de marchandises. Elle transforme la façon dont nous nous représentons le monde, ses possibilités, les frontières, l’espace, le temps : elle...