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« Les mères des personnes disparues ont le droit de savoir », déclare la militante argentine Laura Bonaparte : Ne jamais abdiquer devant l’oubli(photo)

La scène se déroule dans une cuisine. Le premier acte montre trois femmes argentines qui viennent de séquestrer au sous-sol un militaire responsable des rapts de leurs fils. Elles préparent une dinde, qui représente symboliquement la junte militaire. La volaille est dépecée par les trois femmes qui discutent de la meilleure manière de se faire justice. « À travers un jeu de mots subtil et humoristique, j’ai voulu faire dire à ces femmes armées de couteaux et que j’ai placées dans l’endroit le plus sacré de la maison ( la cuisine est très importante en Argentine) que l’impunité n’a pas sa place dans ce monde », déclare l’auteur de la pièce, Laura Bonaparte. « L’impunité fait son lit de l’indifférence » et contribue à « détruire les référents indispensables à toute culture », poursuit la militante argentine dont sept membres de sa famille ont disparu au cours des enlèvements et des exécutions perpétrés en Argentine dans les années 70. Sa lutte commence en décembre 75, au lendemain de l’enlèvement de sa fille aînée, Aïda, dont elle reconnaît les mains coupées qu’on lui livre un jour à la place du corps qu’elle réclamait. Trois mois plus tard, c’est au tour de son gendre, Adrien, le mari d’Aïda, de disparaître lors du coup d’État perpétré par la junte militaire, suivi de son mari, Santiago. Un an plus tard, sa fille, Irène, est kidnappée avec son mari , Mario. Son fils Victor et sa femme connaîtront le même sort quelques jours plus tard. En l’espace de deux ans, Laura Bonaparte voit toute sa famille décimée, sauf un de ses fils, Louis-Marcel, qui s’exile au Mexique. Pour avoir milité dans les rangs de l’opposition, ils disparaissent un à un, ne laissant aucune trace derrière eux. « Disparu » est d’ailleurs le terme dont les forces armées vont user pour évoquer la détention illégale des personnes, explique Mme Bonaparte. « Ce comportement aberrant, sans jugement ni punition, a créé le monstre de l’impunité. Seules subsistent des questions sans réponse », dit-elle. Comme pour exorciser son mal, Laura Bonaparte s’acharne depuis 25 ans à faire reconnaître son « droit de savoir », ainsi que son droit à une justice équitable. « La justice ne doit pas seulement écouter la douleur, elle doit juger et condamner celui qui est en cause. Sans justice , il n’y a pas d’accès à l’ordre symbolique. » Ses revendications, elle les exprime, depuis, dans le cadre de l’Association des mères de la place de Mai, un endroit où, depuis 1976, les mères des personnes enlevées viennent, tous les jeudis, exiger la vérité sur le destin de leurs filles ou fils. Psychanalyste de profession, Laura Bonaparte a décidé de mettre sa compétence au service de toutes ces mères qui, comme elle, sont déchirées par le déni et par ce qu’elle appelle la « prohibition des mots » à laquelle elle a toujours refusé de se plier. Invitée par le comité des familles des personnes enlevées ou disparues au Liban pour les accompagner lors la campagne du 13 avril sur la « mémoire », Laura Bonaparte est venue leur dire haut et fort de ne jamais abdiquer devant l’oubli. Dans une entrevue accordée à L’Orient-Le Jour, elle condamne la loi d’amnistie qui, dit-elle, consacre des crimes qui ont annulé des vies et des noms et empêché « les mères de mourir en paix. Celles-ci ont le droit de savoir », répète, inlassablement, Mme Bonaparte. Avec un énorme sourire qui réapparaît dès qu’elle s’arrête d’égrener ses souvenirs, elle nous parle du « temps et de la mémoire » comme de deux ingrédients de sa vie de mère blessée. « Le devoir de mémoire est ancestral. Il est à la base des peuples, des nations et des personnes. » Voilà pourquoi, estime cette femme, il doit être honoré par tous les responsables politiques au pouvoir qui, aujourd’hui, doivent prendre la relève pour payer ce qu’elle considère être « la dette de l’État » envers ces mères. « Lorsqu’on nous arracha nos enfants et qu’ils disparurent, le temps fut suspendu », dit-elle. « En tant que mères, nous percevons ce temps comme une structure hachée qui, d’année en année, est ponctuée par des dates, celles des enlèvements. Pour nos enfants, ce temps est linéaire, continu, puisque nous ne savons plus rien d’eux. Ils ne sont ni morts ni vivants. Ils ne sont pas là. C’est une impression horrible», s’indigne Mme Bonaparte. « Rationnellement », elle pense bien sûr qu’ils ont tous été assassinés, mais continue, malgré ses soixante-treize ans, de refuser le fait accompli. « L’inexistence n’existe pas », dit-elle, avant de rappeler que la restitution de l’identité est inévitable si l’on veut se réconcilier avec l’histoire. « Nous devons juger les personnes qui se sont approprié la vie des membres de notre famille » et « redonner un nom » à nos fils et à nos filles. En tout, ce sont quelque 30 000 personnes qui ont disparu sous la dictature entre 1976 et 1983, et 500 personnes assassinées durant la période dite démocratique. Une « façade de démocratie » à laquelle Mme Bonaparte ne croit guère, puisque les jugements obtenus jusque-là n’ont pas été véritablement appliqués. Car si les mères des personnes disparues ont réussi à arracher au pouvoir quelques condamnations, celles-ci ont été annulées par une loi qui dispense les personnes ayant atteint 70 ans de purger leur peine en prison. Or, explique Mme Bonaparte, les coupables qui sont encore en vie ont pour la plupart au-delà de 70 ans. « Cela revient à dire que nous n’avons toujours pas obtenu justice. » Mais la lutte de Laura Bonaparte ne s’arrête pas là. Sa cause devait nécessairement prendre une dimension internationale, et le dossier des disparus fera son chemin jusque devant le Tribunal pénal international. « Cependant, la justice est lente, trop lente », se plaint-elle. Elle estime d’ailleurs que ses efforts ne seront couronnés que le jour où ces actes – enlèvements illégaux, tortures et exécutions – seront reconnus comme crimes contre l’humanité. Pour l’instant, elle se console à l’idée que son fils, Louis-Marcel, a pris la relève avec ses petits-enfants et arrière-petits-enfants. « Il faut surtout que la question ne se perde pas, dit-elle. Elle doit rester vivante à travers les nouvelles générations, jusqu’à ce que le peuple obtienne gain de cause. » À cette fin, l’Association des mères de la place de Mai a également lancé, en collaboration avec tous les partis de gauche, une vaste campagne nationale pour empêcher les autorités argentines de détruire les camps de concentration et de torture. « Nous réclamons également qu’une université pour les droits humains soit construite à cet endroit même », indique la militante. Une belle leçon de persévérance et de respect de la mémoire collective sans laquelle « aucune véritable démocratie ne saurait se construire ». Jeanine JALKH
La scène se déroule dans une cuisine. Le premier acte montre trois femmes argentines qui viennent de séquestrer au sous-sol un militaire responsable des rapts de leurs fils. Elles préparent une dinde, qui représente symboliquement la junte militaire. La volaille est dépecée par les trois femmes qui discutent de la meilleure manière de se faire justice. « À travers un jeu de...