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CARNET DE NUITS Sorties de chats

« Il n’y a pas à pleurer la “mort de Dieu”, son enterrement se déroule en technicolor et en bande accélérée : loin d’engendrer la volonté du néant, elle pousse à son extrême la volonté et l’excitation du Nouveau. » Gilles Lipovetsky, L’empire de l’éphémère, Gallimard, 1987. Dans la tête d’un chat, jeudi, 21h. Au coin à droite, devant la porte. De ce côté du bar, je vois tout et personne ne me voit. Ça tombe bien, c’est mon jeu préféré, et on est si peu nombreux à y jouer qu’il ne s’agit même pas de se faire remarquer. Non, c’est juste une petite distraction que je m’offre égoïstement. Je ne sais pas comment je réagirais si on venait m’aborder. Une bête blessée avec un sourire carnassier de circonstance, je crois. La bande est dans un autre endroit, mille fois trop bruyant pour moi et, à cette heure-ci, elle est en train de décoller vers un moment qui m’attire rarement. L’électron libre. Sourire du barbu assermenté dans la livraison, toutes les 45 minutes, de mon « Long Island ». Toujours sévèrement corsé, pour qu’à la première gorgée, je m’amuse à agiter fort la tête de gauche à droite, pour que ça tape vite, pour que la musique prenne sa vitesse de croisière dans mes veines, pour que je sente mon parfum et les odeurs qui traînent autour. J’ai failli, dans mon élan, me casser la gueule de mon tabouret, ça me fait rire. Un manteau en cuir – tout neuf, ça m’arrive direct dans les narines – se retourne. Pendant qu’elle me parle, je regarde ses ongles. Ce bordeaux m’énerve, c’est la couleur de la nana de base, qui va obligatoirement ressembler à sa voisine. Je sens une énergie sexuelle, la sienne. Ces filles sont dressées pour chauffer et se barrer. Quand j’étais plus jeune, le moindre échantillon comme celui-là me faisait partir en vrille et puis j’ai compris le jeu. Il faut dire que ma sœur m’a expliqué longtemps. Fais gaffe Wiz, c’est que le début, t’as une bonne gueule, elles vont pas te lâcher. Alors j’ai préféré les lâcher. J’attends qu’on m’étonne. Monologue d’un autre chat, un peu plus loin, vendredi, 23h30. Et de cinquante. Cinquante voitures. Je cours, je souris, j’ouvre les portes, je les ferme, je débloque les freins à main, je reçois les billets de mille livres, parfois cinq. Je reconnais la plupart des clients. Eux aussi d’ailleurs, ce qui arrondit mes fins de mois. Je me rappelle m’être rasé il y a quelques semaines. Tous ceux que je connaissais sont passés devant moi comme si j’étais transparent. Je suis rentré chez moi les poches presque vides et depuis, je suis resté barbu. Vite, c’est le «khawéja ». Le bruit de son moteur. Je n’ai jamais eu aucun problème avec lui. Il me paie bien, je peux retourner chez moi souvent, mais il paraît que je suis devenu indispensable. Ah, enfin le voilà. Je l’aime bien celui-là, enfin je veux simplement dire que j’aime bien le billet jaune qu’il me glisse dans le creux de la main, en me regardant avec ses yeux qui tombent. Il vient une fois de temps en temps et quand il sort du bar, j’ai déjà sorti sa vieille jeep dans le sens de la circulation, parce qu’il ne tient plus debout. Comme à chaque fois, il pose sa main sur l’épaule du gamin dans sa chaise, à l’entrée, et puis sur la mienne quand il s’assoit lourdement devant son volant. Vapeurs d’alcool, mais toujours seul. J’ai du mal à comprendre, moi, avec toutes celles que je vois passer, je ne me gênerais pas. Mais je le respecte. Il me fait penser à mon oncle, celui qui jouait tout le temps et qui a fini par disparaître, un beau matin, sans prévenir personne. Diala GEMAYEL
« Il n’y a pas à pleurer la “mort de Dieu”, son enterrement se déroule en technicolor et en bande accélérée : loin d’engendrer la volonté du néant, elle pousse à son extrême la volonté et l’excitation du Nouveau. » Gilles Lipovetsky, L’empire de l’éphémère, Gallimard, 1987. Dans la tête d’un chat, jeudi, 21h. Au coin à droite, devant la porte. De ce...