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Samir Frangié décrypte pour « L’Orient-Le Jour » les enjeux et les répercussions de « Liberté pour l’Irak » Le monde arabe est en train de vivre, aujourd’hui seulement, la fin de la guerre froide

Samir Frangié n’est pas homme à user et abuser de circonlocutions, de tours et détours autour du pot : l’homme va, comme à son habitude, droit au but. « Je ne pense pas que cette guerre vise à démocratiser ou moderniser le monde arabe ». La tête pensante du principal pôle d’opposition, Kornet Chehwane, axe d’emblée sa réflexion autour du concept de guerre froide. « Liberté pour l’Irak » vise, selon lui, à « trancher la question du pouvoir » après cette drôle de guerre accouchée par Yalta. Certes, avec l’éclatement de l’URSS en 1991, il y a eu la victoire d’un camp sur l’autre, mais pas de création d’un système mondial unipolaire. La grande bataille aujourd’hui tourne autour de la question suivante : « Est-ce que la planète peut, doit, être gérée par une hyperpuissance qui ne serait pas assujettie à la loi – parce que censée assumer des responsabilités que tous les autres n’ont pas –, ou doit-elle dépendre d’une gestion collective ? » Autre question : quels sont les principes qui doivent ou qui devront, désormais, gérer la politique internationale ? À cette interrogation somme toute particulièrement légitime aujourd’hui, Samir Frangié apporte un éclairage inédit, ou du moins assez peu évoqué : ce mouvement « incroyable » contre la guerre en Irak. « C’est un mouvement unique. C’est la première fois que les citoyens du monde protestent contre une guerre non au vu de ses résultats – comme au Vietnam (et sans doute pour le conflit israélo-palestinien) –, mais par rapport à ses principes ». Autre précédent : « Personne parmi les opposants au bellicisme des États-Unis et de leurs alliés n’est favorable à Saddam Hussein ». Sachant qu’en cas de guerre, habituellement, l’on est clairement en faveur de l’un ou de l’autre des deux camps. Pour Samir Frangié, l’on est clairement devant l’émergence d’une « nouvelle conscience planétaire ». Une conscience née, souligne-t-il, de la mondialisation. « Même la protestation du pape s’inscrit dans cette logique », dit-il, en rappelant que la Saint-Siège avait – déjà – dénoncé les affres du libéralisme sauvage immédiatement après la chute de l’ex-empire soviétique. « Et au Liban, les seuls à parler de mondialisation et à en dénoncer les méfaits ont été les patriarches catholiques ». La malchance du monde arabe Sur les conséquences de la guerre en Irak sur la région aujourd’hui, Samir Frangié parle, sans ambages, de la « malchance du monde arabe ». En 1991, la quasi-totalité de la planète a vu, vécu, la fin de la guerre froide : que ce soit l’Europe, c’était déjà en 1989, avec la chute du mur de Berlin ; l’Amérique latine, qui a mis fin aux dictatures militaires instaurées pour contrer le communisme ; ou l’Afrique du Sud. Tous donc, sauf le monde arabe. « Ici, l’après-guerre froide a été liée, elle l’est toujours, à la paix avec Israël. Ici, nous sommes restés dans l’état. Depuis plus de dix ans, ce sont les mêmes régimes, la même politique, les mêmes gens, la même – et seule – raison d’être : se maintenir en vie, au pouvoir ». Pourquoi le monde arabe a joué de malchance ? « Parce qu’Israël recherche toujours “le” nouvel ennemi total contre lequel il mobilisera les États-Unis. Israël n’a vécu et n’a existé qu’à travers la guerre froide », explique Samir Frangié. D’autant plus que les deux sont nés en même temps, en 1948. Et qu’en gros, Israël « ne peut pas se projeter dans quelque chose qui ne soit pas régi par un système binaire ». Pourquoi ? Pour obtenir l’appui inconditionnel des États-Unis sans lequel il ne peut pas exister en l’état. D’ailleurs, rappelle-t-il, c’est la création de l’État d’Israël qui a été l’élément principal qui a installé toutes les dictatures arabes, « qui les a renforcées, puisqu’elles ont pu se prévaloir, pour ne pas respecter les lois et le droit, des violations de ceux-ci » par l’État hébreu. Pour preuve, sur les 91 résolutions du Conseil de sécurité, 32 ont été violées par Tel-Aviv. L’enjeu de cette guerre ? « Imposer une nouvelle règle mondiale. Certes, le pétrole sera utilisé, mais ce n’est pas l’objectif majeur. Et puis les réactions contre la guerre ne sont pas uniquement motivées par des questions économiques. Il y a quelque chose d’une importance capitale qui se joue, et le Liban doit, s’il veut assurer son avenir, se greffer sur ce nouveau courant mondial. Œuvrer au sein du monde arabe pour un rapprochement dans ce sens ». On retombe dans une autre forme de mondialisation... « Certes, mais là, on se bat pour le rejet de la violence, sous toutes ses formes, on respecte la loi, qu’elle soit locale ou internationale, et on crée un monde plus solidaire ». C’est assez utopique tout cela. « Utopique ou pas, c’est un mouvement que l’on voit, plus que massivement, dans les rues du monde. Et puis regardez Michaël Moore, Norman Mailer, Robin Cook... » C’est une mission pour les sociétés civiles ? « Pas seulement. Il s’agit de la création d’un État de droit dans son propre pays. On ne peut plus réclamer l’application de la loi là-bas alors qu’on la bafoue ici. On ne peut plus raconter deux choses contradictoires en même temps : refuser l’ingérence dans les affaires des pays arabes, alors qu’un pays arabe se mêle intrinsèquement de celles de son voisin. Il y a une histoire qui se termine. On vit la fin de la guerre froide. Et cela, ce n’est pas le changement qu’avaient prévu les États-Unis. Les États-Unis n’ont pas la recette de la démocratie ». Retrouver la dimension culturelle de l’arabité Est-ce qu’il y a un risque d’effet domino après cette guerre contre Saddam ? De changement de régime ? De démocratisation, de « dédictaturisation » ? Pour Samir Frangié, la « seule » contribution US pour un changement en profondeur, « ce n’est ni la chute de Saddam ni celle des régimes rétrogrades. Le seul service qu’ils pourraient rendre à la région, c’est d’imposer la paix en Palestine. C’est la clé de toutes les dérives ». Et pour arriver à trouver cette voie arabe vers la modernité – « chose que l’on n’a toujours pas commencé à faire » –, il faut « une nouvelle compréhension de l’arabité. Il faut trouver la dimension culturelle de l’arabité. Se souvenir de Michel Chiha en 1952, s’adressant aux Libanais : “Rendez-vous compte de ce que vous êtes”. Cette exhortation est tout aussi valable pour les Arabes », assure-t-il. Se demandant pourquoi il y a des centaines de milliers de personnes dans les rues de Rome, Londres ou Madrid, alors qu’ils ne sont que dix ou vingt mille au Caire par exemple. « Nos sociétés sont marginalisées, réprimées, elles ont perdu leur réactivité ». Quels changements, alors ? « Ces changements seront le fruit d’une réflexion qui a déjà commencé à se faire. Le Liban, la Syrie sont plus mûrs qu’il y a un an. Pareil pour l’Arabie saoudite ou le pouvoir égyptien. Le but : faire émerger de nouvelles forces, pas uniquement politiques mais sociales, dans chaque pays arabe et entre eux, pour concrétiser ce changement. La mystique US de la démocratie n’a pas beaucoup de prise dans notre région – les Américains s’étaient fermement opposés au modernisme dans les années 50 »... Concrètement, pour Samir Frangié, il faut « pousser les Arabes à réfléchir sur les termes d’un réel partenariat avec l’Union européenne plutôt qu’avec les USA ». Et quel Liban après cette guerre ? « Là aussi le changement a commencé. Pensez à Bkerké. Et puis les clivages anciens n’ont plus beaucoup de sens, ils ne sont plus fonctionnels. Aujourd’hui, le débat est en cours dans le pays, alors que jusqu’à il y a un mois, personne ne parlait à personne. Il faut un nouveau Liban, avec un nouveau rôle dans la région, qu’il devienne le porte-parole du monde arabe, la locomotive de sa modernisation, de son ouverture sur le monde, de son rapprochement avec l’Europe. On ne peut plus être gérés par des services de renseignements. Les Syriens et nous ne pouvons plus reculer. Il y a un modus vivendi qui s’opère, par petites touches, comme une toile impressionniste ». Soit. Sauf que de là à faire du Liban, après la fin de « Liberté pour l’Irak », un magnifique Renoir, il en faudra du temps. Et des bonnes volontés. Ziyad MAKHOUL
Samir Frangié n’est pas homme à user et abuser de circonlocutions, de tours et détours autour du pot : l’homme va, comme à son habitude, droit au but. « Je ne pense pas que cette guerre vise à démocratiser ou moderniser le monde arabe ». La tête pensante du principal pôle d’opposition, Kornet Chehwane, axe d’emblée sa réflexion autour du concept de guerre froide. «...