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Vivre à Jamhour

« Peu d’aventures collectives auront marqué notre civilisation aussi puissamment que celle de la Compagnie de Jésus, traversant près d’un demi-millénaire, déployée sur l’ensemble de la planète, auréolée de vrais et de faux mystères, de soupçons et d’intrigues, mais portée pour une foi et une énergie invincibles... Du père de Smet évangélisant les Indiens d’Amérique à Pierre Thiellard de Chardin, Pedro Arrupe ou Michel de Certeau, les jésuites continuent d’incarner cette avant-garde de l’Église, cette Compagnie d’élite dont les audaces marquent encore, en profondeur, toute l’histoire de notre civilisation... » Jean Lacouture Quand Ignace de Loyola, grand chevalier de l’infante d’Espagne, héros de guerre, vaillant courtisan décidait par une sorte d’illumination de troquer la grandeur chevaleresque contre le dénuement du pèlerin, son obsession première n’avait qu’un nom : « Jérusalem ». Prendre, coûte que coûte, le chemin de la « Terre sainte ». Plus de trois siècles séparent la fondation de l’Ordre par Ignace de Loyola – période truffée de mille et une aventures – du débarquement de la Compagnie, à Beyrouth, non loin de la Terre sainte. Ce sont les jésuites de la province de Lyon qui construisirent ce qui se voulait être un grand collège, une grande université : l’Université Saint-Joseph. Longtemps plus tard, le père Pruvot, recteur du collège, avouait dans son allocution lors de la pose de la première pierre de Jamhour, qu’à l’époque de la construction de l’USJ, à Beyrouth, en 1870 « des esprits inquiets trouvaient l’époque mal choisie et l’emplacement trop éloigné du centre ville ». Et pourtant, l’USJ devenait le centre de la ville, voire le centre du pays. Les éducateurs « d’élites » comme on les surnommait, s’enracinaient donc au Liban, pour inculquer leur éducation, l’esprit de rigueur, de synthèse et de rhétorique qui est le leur. C’est ainsi que les esprits éclairés se bousculaient pour y inscrire leur progéniture. Au collège, en parallèle à l’enseignement traditionnel des matières, on se souciait de former des hommes de culture, d’inculquer le sens de la discipline et de l’humanisme, comme savent le faire les pères jésuites. Certes, il ne s’agissait pas d’un monopole. D’autres illustres institutions, elles aussi ancrées au Liban en période ottomane par d’autres missions étrangères, contribuaient à cet enrichissement culturel. Mais le grand apport des jésuites est d’avoir établi un réseau de facultés d’enseignement universitaire, qui étaient presque les seuls centres d’accueil naturels des promus des différents collèges. L’école de droit de l’USJ s’est notamment singularisée par le niveau de l’enseignement et surtout par la formation des futurs juristes à un esprit d’État de droit, ancrant en eux les valeurs républicaines. Dès lors, il n’était pas étonnant que la plupart des dirigeants politiques, des grands commis de l’Administration et presque tous les magistrats aient été des diplômés de l’USJ. Être de surcroît initié à la version latine ouvre toutes les voies pour gérer tout dossier, dans toute discipline. L’Université Saint-Joseph, dite loin du centre-ville, devenait toutefois vite étriquée quoique érigée en un véritable campus. Et c’est la colline de Jamhour, baptisée Notre-Dame, que la Compagnie vise. Dans ce même discours prononcé par le RP Pruvot lors de la pose de la première pierre de Jamhour, et enchaînant sur les esprits critiques qui trouvaient l’USJ trop éloignée du centre-ville, dit parlant de Jamhour : « ... De nouveau, des esprits inquiets trouvent l’époque incertaine et le site trop écarté... » Trop « écarté », c’est par centaines et centaines que le Collège accueille chaque année, depuis 1953, les élèves qui ont cet insigne privilège d’être formé à Jamhour. Pour les anciens, il est bien plus propice de parler de « vivre » ou « d’avoir vécu » à Jamhour, plutôt que « d’aller » ou « d’avoir été » banalement à un établissement scolaire à Jamhour. Les élèves y vivaient carrément. Par le régime des horaires, tout au moins celui d’avant-1975, la rigueur de la discipline, le niveau de l’enseignement, la structure administrative, l’intérêt paternaliste – chaque groupe ou division étant coiffé par un père spirituel, la vie en commun – depuis les salles d’études jusqu’au réfectoire, en passant par le transport collectif – l’élève de Jamhour passait bien plus de temps à l’école que dans son milieu familial, le domicile des parents se limitant à être le lieu où l’on passe, éreinté, des nuits tourmentées par l’inquiétude des « récitations » du lendemain. Les phénomènes de palpitations ou de tachycardies propres aux adultes ou aux vieux sont ressentis précocement par tout élève de Jamhour, la veille d’une proclamation de résultats d’examens, d’une distribution du carnet de notes, ou de tout autre événement solennel du genre. Les noms de grands maîtres vibrent toujours dans les cœurs et les esprits : Bonnet-Eymard, Charvet, Mayet, de Léo, Clément, de Lagrovole... leur souvenir demeure ressenti comme celui qui étreint les cœurs en songeant à un proche parent. Face à une telle rigueur, le collège présentait tous les atouts d’émancipation. Au nom de la devise « mens sana in corpore sano » le stade de Jamhour et ses terrains de sport sont sans doute les plus imposants. Les périodes de récréation sont les prétextes à tous les défoulements, tous les excès. Sans compter bien sûr les petites espiègleries, perçues dans un tel cadre de discipline, comme des actes d’héroïsme, mais bien vite mâtées, sanctionnées, jusqu’au renvoi parfois. La rigueur, elle l’était surtout au niveau moral et spirituel. Par les prières du matin et du soir, par les messes célèbres à heures précises, par les cours de catéchisme, par les processions... autant de manifestations imposées que spirituellement riches. Et ce que les pères jésuites ont pu graver dans les esprits, c’est l’amour de la terre, l’amour du pays. N’est-ce pas que le président de la République de l’époque, cheikh Béchara el-Khoury, dans son discours de la pose de la première pierre de Jamhour, implorait les pères jésuites de continuer à former les jeunes Libanais dans « cette foi dans le Liban, car son passé est le plus sûr garant de son existence et de son devenir... », de « leur enseigner les magnifiques vertus ancestrales qui ont fait la grandeur de leur pays, dont le rayonnement dépasse de loin l’étroitesse des frontières terrestres... ». Il n’est pas surprenant dès lors que quand les différentes hordes conquérantes ont envahi, d’ici et de là, notre pays, les institutions des pères jésuites soient devenues la cible de tous les artilleurs, comme si démolir ces établissements c’est un peu démolir le Liban. *** Mais tel un roseau qui ne fait que plier pour mieux se redresser, Jamhour continue à émerger, sous l’égide d’un jeune recteur, jésuite libanais, le RP Daccache. De jeunes Libanais y sont promus chaque année avec le même bagage, parés contre tout obscurantisme, contre toute tentation ou faiblesse. On ne fera sans doute pas appel à eux, comme autrefois, pour servir l’État. Les critères sont désormais bien différents. M. Walid Joumblatt avait raison de dire que le Liban d’aujourd’hui n’est plus celui de Michel Chiha, de Charles Hélou et de Georges Naccache. Le nom de Kamal Joumblatt aurait pu être rajouté, rien qu’en se rappelant la profondeur de son discours, à Jamhour même, à l’occasion de la clôture de l’année scolaire de 1966. Mais à l’ère de l’ignorance, des bougies, comme celle de Jamhour, continuent à éclairer. Et à l’ère de la mondialisation, les cieux de tout l’univers de la connaissance et de la morale demeurent ouverts aux jamhouriens. Joe KHOURY-HÉLOU
« Peu d’aventures collectives auront marqué notre civilisation aussi puissamment que celle de la Compagnie de Jésus, traversant près d’un demi-millénaire, déployée sur l’ensemble de la planète, auréolée de vrais et de faux mystères, de soupçons et d’intrigues, mais portée pour une foi et une énergie invincibles... Du père de Smet évangélisant les Indiens...