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Actualités

Opinion - Il s’agit de rester fidèles à notre histoire, à ce qui faisait et fait toujours le Liban Pour une politique de la mémoire

Malgré les rebondissements d’une actualité exigeante, l’un des besoins les plus urgents du Liban reste, aujourd’hui, de retrouver sa mémoire, de cerner sa vocation. Une véritable politique de la mémoire est nécessaire pour relier le présent au passé, pour garder à l’esprit ce qui fait le génie propre du Liban : le pluralisme religieux, combiné au pluralisme politique et ce qui en découle : la vocation de la médiation, du dialogue, de la rencontre, de la synthèse. Le plus terrible, c’est que cette quête est engagée dans une course contre la montre avec un processus de mort. Un processus que certains, comme Mgr Béchara Rahi, estiment concerté, qui accélère la désagrégation de la mémoire des Libanais et des liens sociaux qui existent entre eux. Nous ne sommes pas dans une halte de l’histoire où il nous serait donné de retrouver nos esprits. Les prédateurs de notre mémoire sont partout, s’attaquant à la liberté, à la justice, à la beauté. Cette course est-elle perdue d’avance ? Le processus de désintégration est-il irréversible ? La réponse est incertaine. Face aux énormes dégâts, parfois irréparables, infligés au tissu social, privés de recours, privés de moyens de se défendre à armes égales contre ceux qui les attaquent, privés d’une université vraiment libanaise, d’un manuel d’histoire, d’une littérature, d’une télévision, les Libanais sont en position d’infériorité et la menace de voir le Liban s’étioler et mourir est réelle. Pour retrouver la mémoire, il faut d’abord que les Libanais réfléchissent, de façon critique, au processus qui a mené à la naissance du Liban indépendant. Le Liban indépendant est le fruit de deux sociétés qui se sont fédérées, mais qui n’ont pas reconnu qu’elles se fédéraient. Il y a là une faiblesse de structure qui doit être corrigée. La fiction, ou l’idéologie, selon laquelle les Libanais sont une seule société trouve son origine dans cet oubli. Politiquement, les Libanais forment, oui, une seule société destinée à choisir une destinée commune. Mais culturellement, les deux sociétés qui forment le Liban étaient et sont toujours distinctes, malgré le sécularisme qui les rapproche, qui a été enrayé par la guerre, malgré les emprunts mutuels, les ressemblances et parfois les mimétismes. Face aux bouleversements qui ont frappé le monde arabe, durant la seconde moitié du XXe siècle, les deux sociétés devaient se définir un avenir commun, ce que leurs différences culturelles leur interdisaient de faire. Voilà le grand blocage qui a imprimé sa marque sur les soixante premières années de la vie du Liban. La tentation de se tourner vers la Syrie comme pôle de référence place aujourd’hui un certaine fraction de l’islam libanais au carrefour de l’histoire. Le grand risque qu’elle court, en reniant son engagement de 1943, disons même son consentement, c’est de renier aussi son identité. Car en reniant ce qui lui avait fait dire « oui », elle change d’avenir. Elle change même d’histoire. Les ouvrages qui nous restituent la mémoire de la guerre sont tout aussi importants que ceux qui nous restituent celle de l’Indépendance. Là aussi, c’est avec un regard critique qu’ils doivent être abordés, les chroniques dépassant de loin, en nombre, les véritable ouvrages d’histoire, ceux qui dégagent et interprètent, du magma des détails, les événements significatifs. L’un des trompe-l’œil les plus dangereux, dans ce domaine, c’est de croire que la guerre est finie. Non, elle ne l’est pas. Elle fait même rage, sur le plan politique, en dépit des simulacres de réconciliations qui ne sont, en fait, que des abdications politiques, puisque sur le terrain, le rapport des forces n’a pas changé. Même des personnalités politiques comme Walid Joumblatt s’y sont laissées prendre. Ses déclarations sur le Liban « orientaliste », le Liban de Charles Hélou, Georges Naccache et Michel Chiha, par opposition au Liban de la résistance, n’ont fait mal que parce qu’elles coupaient le Liban de ses racines chrétiennes, de sa mémoire. Ces ruptures, ces amputations, peuvent revêtir des aspects quotidiens, certes mineurs, mais non moins douloureux. Nous avançons, dans de nombreux domaines, sans fil conducteur. Prenez le toilettage incongru des majestueux eucalyptus ou des ficus géants, amputés de leurs branches, réduits à des moignons, empêchés de faire ce qu’ils savent le mieux, de l’ombre. C’est une atteinte à la mémoire. Prenez ces ronds-points anonymes, ou ces monuments hétéroclites qui ne renvoient à rien, qui ne sont même pas beaux, fantaisies d’un moment, emprunts sans relief, idées saugrenues auxquelles on a donné corps. Ce sont des atteintes à la mémoire. Car nos routes, nos carrefours peuvent et doivent être autant de leçons d’histoire, autant de renvois à une culture propre. Ce sont des moyens de transmettre notre histoire, de relier le passé au présent. Mais non, on remplace des monuments par d’autres en les enlaidissant, comme on a fait avec le palais de Baabda ou la Cité sportive, et l’on pousse parfois l’atteinte à la mémoire jusqu’à vouloir leur changer de nom. Certes, il n’est pas question d’être passéiste. Il s’agit seulement de rester fidèles à notre histoire, à ce qui faisait et fait toujours le Liban, à des choses comme le courage, la générosité, l’hospitalité, le sens de la parole donnée, la fidélité aux amitiés, l’acceptation pacifique des différences. Ainsi, à la question : « Qui peut sauver le Liban ? », que beaucoup se posent aujourd’hui, la réponse est : « Nous. » Nous pouvons sauver le Liban. Chacun de nous peut sauver une partie du Liban, dans son cœur et autour de lui, en l’arrachant à la pauvreté, à l’injustice, à la haine, aux conséquences d’un monstrueux égoïsme dont nous pouvons être capables. Une bonne télévision libanaise peut sauver le Liban, loin de toute propagande, dans le respect des diversités culturelles, la fidélité à la tradition et le foisonnement des innovations. Des historiens peuvent sauver le Liban. Des architectes, des archéologues, des enseignants, des professeurs d’universités, des diplomates, de simples hommes de foi peuvent sauver le Liban. Toute fidélité à ce que doit être le Liban, aux valeurs qui le fondent et à leur répondant politique, c’est-à-dire au pluralisme religieux et politique, peut le sauver. Et toute infidélité le détruit. Qu’il soit permis ici de douter que l’occupation syrienne soit la cause première des malheurs du Liban. Erreur de perspective. Le croire, c’est confondre une cause avec une conséquence, et diriger la bataille ailleurs que sur le champ réel où elle se livre. L’occupation du Liban n’est pas une cause, mais une conséquence. La véritable cause de cette déchéance politique et sociale réside dans le cœur humain. Les circonstances y sont pour quelque chose, mais elles n’auraient eu aucun pouvoir sans l’ennemi du dedans. L’histoire renvoie toujours à la liberté humaine, à la responsabilité des hommes dans les maux de leurs temps. Sans vouloir minimiser le rôle des calculs politiques dans l’état de servitude du Liban, ne les exagérons pas non plus. Fouad Boutros nous a récemment donné un précieux conseil, en affirmant que le « facteur syrien » doit être considéré comme « une composante de notre politique intérieure ». Peut-être, mais le patriarche maronite nous en a donné un autre : « Pour faire triompher la cause du Liban, il faut des hommes. » Tout comme la finalité de toute action politique est le service de l’homme, ce même homme est la cause première de tout renouveau de l’action politique. Ainsi, la clé de notre libération est d’abord en nous, avant d’être dans les moyens que nous utilisons. Pour libérer le Liban, libérons-en l’homme de tout ce qui le tient asservi. Interrogez Habib Younès sur la liberté, celle qui se conquiert à l’intérieur de la prison... Plus que jamais, la parole du cardinal Lustiger, en visite au Liban, doit retentir dans les consciences : « C’est au temps de la servitude que se conquiert la vraie liberté. » Voilà le véritable message de vœux que doivent s’adresser les Libanais, en cette saison qui s’achève. Ainsi peut-être nous sera-t-il donné de triompher sans faire d’autres victimes que celles que la conquête de nos propres cœurs nous aura permis de vaincre. Fady NOUN
Malgré les rebondissements d’une actualité exigeante, l’un des besoins les plus urgents du Liban reste, aujourd’hui, de retrouver sa mémoire, de cerner sa vocation. Une véritable politique de la mémoire est nécessaire pour relier le présent au passé, pour garder à l’esprit ce qui fait le génie propre du Liban : le pluralisme religieux, combiné au pluralisme politique...