Rechercher
Rechercher

Actualités

REGARD - Aram Jughian : « Regard », Joe Kesrouani : « Défigures humaines » Un espace de transformation possible(PHOTO)

Les titres de ces deux expositions pourraient être intervertis sans mal. Tout dévisagement est, en un sens, un dé-visagement, une dé-figuration précédant une re-figuration. À la base de cette opération qui aboutit aux « figures » et aux « défigures », il n’y a rien d’autre que le regard. Le regard du peintre qui capte le regard du modèle. Et le regard du tableau qui renvoie à la fois au regard du modèle, au regard du peintre et au regard du regardeur. Un regard regardé aux deux extrémités du procès de peinture et qui, à son tour, regarde le regardeur. Quatre regards pour un seul visage. Multiple regardance où se concentre, se garde et se regarde toute l’énergie vitale, émotionnelle, mentale et spirituelle engendrée par le chassé-croisé des regards. Personne n’échappe à la scrutation, pas plus le modèle, le tableau que le scrutateur lui-même, qu’il soit producteur-peintre ou récepteur-spectateur. Le privilège du portrait En un sens, un portrait, même imaginaire, nous interpelle et nous oblige, serait-ce subliminalement, à nous poser des questions : quel est ce visage auquel je fais face, et, par réciprocité ou réversibilité, quel est mon visage auquel il fait face ? Je regarde et, de ce fait, je suis regardé. Le regard du tableau ne me lâche pas. C’est, de tous les objets inanimés du monde, le privilège du portrait que de me renvoyer mon regard, de me l’inverser, de le braquer sur mon visage invisible, puisque personne ne peut regarder son regard. Le portrait me réoriente, me redirige vers ma propre intériorité, même et surtout un portrait imaginaire ou imaginal, tel celui des « icônes » de Jughian. Sans ne donner latitude, pour autant, de me dévisager. Tout au plus m’autorise-t-il à m’envisager à travers son visage. Il me faut donc m’engouffrer dans ce visage pour tenter de m’appréhender par son appréhension. Il me faut aller le plus loin possible hors de moi-même pour espérer me rejoindre en moi-même. Le visage de l’autre est pour ainsi dire ma seule chance de me connaître. Même si le portrait est le mien, c’est toujours celui d’un autre, un autre moi filtré à travers un autre regard, que je ne reconnais pas tout à fait et qui restera toujours en décalage, quoi que fasse le peintre et quoi que je fasse, avec ce que je me perçois non pas être mais devenir à chaque instant. En tout portrait demeure un sentiment irréductible d’irréalité. L’inversion du regard Joe Kesrouani, jeune peintre d’affiliation satiriste, a résolu le problème de l’inversion du regard d’une manière radicale. En parcourant, amusé, médusé, intéressé ou indifférent, son féroce inventaire caricatural des turpitudes humaines où il fait un usage massif d’images et de métaphores sexuelles sans souci de fausse pudeur, le spectateur tombe inopinément interdit, au détour d’un pilier, sur son propre visage incarnant « Les sept péchés capitaux » dans un tableau-miroir qui lui renvoie ironiquement son regard. C’est plus qu’une trouvaille facétieuse. Pour désamorcer l’hypocrite réflexe d’autodéfense (« C’est lui, ce n’est pas moi, je n’ai pas ce défaut, je ne suis pas concerné ») devant l’étalage de ces ignominies publiques et infamies intimes, le peintre piège en quelque sorte le visiteur pris de court en le refoulant sans autre forme de procès du monde imaginaire du tableau au monde dit réel et de la troisième à la première personne du singulier. Grâce à ce tableau dénonciateur, Joe Kesrouani passe du rôle de censeur des vices individuels et sociaux à celui de moraliste débusquant les mensonges qui nous servent de masques au point d’occulter notre visage originel. En fait, les masques ont remplacé les visages et nul ne sait plus à quoi ceux-ci ressemblent. Il a suffi d’un titre pour nous piéger. Avec un autre label, le miroir eût été inoffensif ou insignifiant au lieu d’être révélateur et incriminant. On peut prendre le parti d’en rire. Ou d’en profiter, ce qui ne se pratique guère plus, pour faire son examen de conscience. Joe Kesrouani fera sans doute encore parler de lui. C’est l’un des rares nouveaux peintres à revendiquer une démarche classique par son propos, même quand il se veut scandaleux, et contemporaine par son langage résolument affranchi de tout tabou iconographique ou esthétique. (Espace SD). Le temps et l’éternité Casser les tabous, c’est aussi, depuis longtemps, l’affaire d’Aram qui n’a cessé d’aller à contre-courant de la pratique artistique en vogue à Beyrouth. Dès le début, il a été fasciné par les visages, y recherchant par tâtonnement des réponses énigmatiques à des questions informulées. Ces explorations sont restées en marge jusqu’à ses récents séjours en Russie et en France où elles ont occupé le centre de la scène et du tableau, en grand format. Les icônes russes ont sans doute joué un rôle déterminant dans ce recentrage. Même les visages profanes prennent ici une allure solennelle, se détachant sur des fonds de grande intensité chromatique. Comme pour déjouer d’avance l’impression de sacralité et prévenir toute confusion, non sans entretenir un fertile malentendu, Aram recourt dans ces figurations au procédé consistant à peindre les visages sur un collage de factures de supermarché, d’emballages de produits pharmaceutiques et alimentaires, de prospectus, de lettres, d’extraits d’état civil, de photos, de billets de métro, de quittances d’électricité, etc. Tout un fatras de documents et de déchets de la vie quotidienne la plus prosaïque. En sorte que le fond de chaque peinture préserve les traces d’une tranche de vie de son auteur. C’est une chronique de bric et de broc, un journal de pièces et de morceaux, fait de tout ce qui, au jour le jour, aurait dû être jeté ou mis au rebut. Aram en fait un rébus, une charade à déchiffrer, instituant une distance et une tension maximales entre la banalité des éléments du collage et la majesté des visages, entre le futile et l’essentiel, l’impermanent et le permanent, le temps et l’éternité en quelque sorte. De plus, en une attitude de permissivité, de non-possessivité tout à fait « aramienne », il laisse la petite fille des voisins intervenir avec son crayon sur l’une des « icônes » pour y gribouiller des dessins naïfs. Là aussi le tableau devient le registre des péripéties de l’existence, d’un épisode charmant mais qui aurait fait enrager tout autre peintre, tout en en appelant à une vraie vie qui serait ailleurs, dans le regard des personnages iconisés par exemple. Trouver l’homme Dans une tonalité plus feutrée que chez Kesrouani, c’est le même dégoût, la même révulsion, la même révolte contre l’anomie, l’aliénation, la dégradation des valeurs, la chute dans le consumérisme mesquin ou abusif de la vie urbaine, le rétrécissement des horizons, l’entropie généralisée. Et la même aspiration à une vie plus authentique, plus ouverte aux souffles de l’esprit, plus digne de l’humanité de l’homme. À eux deux, en une complémentarité inattendue, Kesrouani et Jughian posent les bornes d’un espace de transformation possible à différence de potentiel maximale : la « défigure » ignoble de l’un, la bête, doit redevenir la noble figure, l’ange ou le saint, de l’autre. Vœu pieux sans doute, d’autant que si la bête peut faire l’ange, l’ange peut faire la bête. Une ambition plus à portée de main serait tout simplement de faire l’homme. Bien que tout le monde le cherche, personne ne sait plus apparemment où le trouver. (Galerie Janine Rubeiz). Joseph TARRAB
Les titres de ces deux expositions pourraient être intervertis sans mal. Tout dévisagement est, en un sens, un dé-visagement, une dé-figuration précédant une re-figuration. À la base de cette opération qui aboutit aux « figures » et aux « défigures », il n’y a rien d’autre que le regard. Le regard du peintre qui capte le regard du modèle. Et le regard du tableau qui...