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Actualités - OPINION

Une croix sur le passé ?

Des vannes s’ouvrent tout à coup, des torrents se mettent à couler que l’on s’obstinait à dire asséchés : l’ampleur de l’actuel regain de contestation chrétienne est venue confirmer une vieille règle systématiquement transgressée, pourtant, depuis plus d’une décennie. Cette règle veut que le Liban est boîteux, qu’il cesse d’être lui-même dès lors que l’une ou l’autre de ses fractions est lésée. Ou qu’elle a, ne serait-ce que, le sentiment de l’être. Cet état d’esprit, né avec l’instauration de la république de Taëf, a fermenté avec les ans. Il n’est pas interdit d’espérer qu’il a mûri aussi, même s’il était fatal que la plus élémentaire des lois de la physique finisse par se rappeler au souvenir de tous : à savoir que le bouillonnement, trop longtemps contenu à force d’exclusions, de brimades et de répression, ferait sauter un jour le couvercle du chaudron au grand effarement d’aucuns. Grands vaincus d’une guerre dont aucun mahométan ne saurait honnêtement prétendre qu’il l’a gagnée, et le pays avec lui, les chrétiens revendiquent ouvertement aujourd’hui en effet la place qui leur revient dans la famille politique : une famille qui serait libre de toute tutelle comme l’ont rappelé avec éclat hier les prélats maronites, au grand émoi du Conseil des ministres et de Dar el-Fatwa. Cette place-là, il serait vraiment trop facile d’objecter que les chrétiens l’ont eux-mêmes dédaignée en refusant de souscrire à l’ordre établi, en persistant à ne pas se reconnaître dans l’État de Taëf, en boycottant régulièrement les élections législatives. Car s’il est vrai que certains courants ont joué l’auto-exclusion, d’autres ont été brutalement écartés pour cause d’indocilité, et se sont vu dénier l’amnistie généreusement octroyée aux milices de la guerre. Décapités à coups de mesures d’exil ou d’embastillement absolument contraires aux traditions libanaises, ces courants (et avec eux des partis constitués, quand bien même seraient-ils minés par les rivalités intestines) n’en gardent pas moins une audience substantielle, et il serait dangereusement irréaliste de s’obstiner à l’ignorer. Le plus grave cependant est qu’à coups de lois électorales arbitraires et de découpages aberrants, on s’est ingénié à ôter aux chrétiens toute possibilité de se doter d’une relève de paix. On leur a imposé, aux niveaux les plus divers, de pâles substituts, des représentants qui ne réflétaient et ne répercutaient en rien leurs angoisses et aspirations : situation d’autant plus frustrante que d’une manière générale, les musulmans, eux, ont été en mesure de se doter de directions politiques convenablement représentatives, le sceau de la légalité venant confirmer naturellement une légitimité populaire généralement peu sujette à caution. Raz-de-marée sunnite dans un Beyrouth où ne manquaient pas naguère les têtes de liste chrétiennes, triomphe druze dans le Chouf, monopole du tandem Amal-Hezbollah dans ses fiefs de l’Est et du Sud et seulement quelques vaillantes percées dans les régions chrétiennes : pour prometteurs qu’ils soient dans la perspective d’un changement que les Libanais, toutes appartenances confondues, sont nombreux à souhaiter, les résultats du dernier scrutin n’ont pu que rendre plus évidente encore cette fâcheuse disparité affectant le droit sacré d’élire, fondement de toute démocratie : même de cette démocratie approximative, car fondée sur l’équilibre confessionnel, qui est celle du Liban. Premier président «fort» d’une république revue et corrigée dans le sens d’une plus large participation musulmane au pouvoir, le général Émile Lahoud – par tempérament autant que par conviction politique – n’a pu, ou n’a pas voulu circonscrire ce malaise chrétien, le désamorcer, le récupérer pour son propre compte afin de s’en prévaloir éventuellement face à ses partenaires, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition. Les scrupules laïques du chef de l’État l’honorent certes, à l’heure où d’autres ne se privent pas de faire jouer la fibre communautaire et où, plus que jamais, le programme de déconfessionnalisation arrêté à Taëf apparaît comme une vue de l’esprit. Mais cette réserve chrétienne ne trouve plus d’explications convaincantes dès lors qu’une composante essentielle du tissu libanais est malade, qu’elle le clame sur les toits, qu’elle crie son besoin d’être prise en compte, rassurée, confortée. Et qu’elle en appelle explicitement pour cela au premier magistrat de la république, à l’homme qui s’est engagé à édifier l’État de droit, au président de tous les Libanais : tous précisément, sans que le tempérament ait rien à y voir; tous sans exception aucune y compris, et quoi qu’il en coûte, ces inconsolables, ces ombrageux, ces remuants chrétiens indécrottablement attachés à l’indépendance et à la souveraineté mais dont les plus féroces ennemis des années de guerre reconnaissent sur le tard la tenace et incontournable réalité. Au pouvoir qui s’en est remis jusqu’à ce jour à des palliatifs dont certains battent tous les records d’impopularité, il incombe de prendre langue lui aussi, lui surtout, avec ces forces vives, du moins les plus modérées et cependant représentatives d’entre elles. De canaliser dans le bon sens, celui d’une entente nationale authentique, d’un dialogue pacifique et démocratique entre toutes les sensibilités libanaises, les impressionnantes énergies libérées par les dernières cérémonies du souvenir. Ce devoir d’encadrement, d’endiguement, de contrôle sage et lucide est bien évidemment aussi celui des chefs d’une chrétienté libanaise en crise certes, mais qu’effraie à juste titre le spectre de l’aventure, qu’indispose la seule évocation des souffrances passées : une chrétienté instruite par les malheurs, et qui, à la confrontation et ses risques, préfère donner sa chance au vent de changement susceptible de souffler non point seulement dans notre pays, mais au cœur du glacis syrien. Faire enfin un grand X sur le passé ? L’affaire relève de toutes les bonnes volontés, locales et autres. Tout calvaire a une fin, écrit Koestler. Et il est grand temps que l’on s’avise d’aider sincèrement, loyalement les chrétiens à se décharger de leur lourde croix.
Des vannes s’ouvrent tout à coup, des torrents se mettent à couler que l’on s’obstinait à dire asséchés : l’ampleur de l’actuel regain de contestation chrétienne est venue confirmer une vieille règle systématiquement transgressée, pourtant, depuis plus d’une décennie. Cette règle veut que le Liban est boîteux, qu’il cesse d’être lui-même dès lors que...